La fêlure
Éric Bonnargent
Avec L’Entonnoir des saisons, Sahli confirme son statut de poète. Sa prose a certes perdu un peu de sa cruelle fraîcheur, mais elle est plus maîtrisée, plus aboutie. Sahli, c’est un peu Fernando Pessoa flânant dans l’univers pictural de Francis Bacon.
Comme son titre le laisse supposer, L’Entonnoir des saisons est divisé en quatre parties, chacune d’elle correspondant à une saison. Comme dans Cent grammes de suicide, Sahli y tient une sorte de journal constitué de courts paragraphes, parfois de quelques mots seulement, mais n’allant jamais au-delà d’une page et demie.
“Printemps”, saison de la fécondité, est placé sous la figure de la femme et en particulier celle de la mère, une mère vénale au point de n’aimer son fils que contre une rétribution financière, une mère à la source de la mélancolie du narrateur :
« Une potence, avec sa traditionnelle corde, son traditionnel nœud coulant. Pour l’atteindre, une échelle dont les pieds reposent sur le ventre de ma mère, que j’escalade depuis mon enfance sans doute, depuis mon premier souffle. Disons que ma vie est un suicide, certains jours trop lent, d’autres au contraire trop rapide. Visualiser cette échelle me donne l’illusion de contrôler sa vitesse.
Tous les jours je me suicide et personne n’intervient pour me sauver. Je m’étrangle et la rue devient soudain interminable. La table du bistrot sur laquelle j’écris ces mots se transforme en une joyeuse pierre tombale. »
Il n’est dès lors pas étonnant que, dans son délire, le poète considère la sexualité comme une fascinante souillure. Qu’est-ce que la jouissance ? « Une mare d’eau sale tapie au fond de mon corps. » Qu’est-ce que le sexe ? « Un animal greffé à l’homme » et celui-ci ne sera lui-même que « lorsqu’il aura rendu la liberté à cet animal. »
Les saisons ont une influence sur les états d’âme du poète. La sexualité exacerbée, poétiquement pornographique de Sami Sahli, s’estompe quand vient l’été et la mélancolie se renforce avec l’automne, avant que la réflexion sur la vie et la mort n'atteigne son paroxysme au cours de l’hiver. Malgré cela, il y a des thèmes récurrents qui, comme nous l’avons signalé, étaient déjà à l’œuvre dans l’opus précédent. Il y a l’appréhension morbide du corps, celui-ci n’étant considéré que comme un tas de viande. Rien d’étonnant, dès lors, que le poète découpe dans sa cuisse des tranches de chair qu’il offre aux chiens errants. Il n’y a guère que les chiens qui acceptent le don de soi. Les hommes, quant à eux, sont en réalité si peu en vie qu’ils ne sont que des cadavres animés qui, l’été, grouillent aux terrasses des cafés, prolifèrent dans les rues ensoleillées pour mieux se fuir eux-mêmes. Le poète préfère rester enfermé dans sa chambre et affronter ses angoisses plutôt que de se disperser, de se divertir, écrirait Pascal. Si le corps est la promesse du cadavre, il est aussi envisagé comme source de vie. Le corps, ce n’est pas seulement la mort, c’est aussi la vie, le lieu où s’affrontent les deux principes. S’il y a du sang qui coule le long des murs, si la terre instable est semblable à une langue, la chambre du poète est un ventre et des seins surgissent inopinément des parois :
« Le plafond de ma chambre était tapissé de seins. Soudain l’un d’entre eux s’est mis à gouter. Je me suis levé et je l’ai bu d’un trait. À peine avais-je avalé la dernière goutte, qu’un autre sein, à l’autre bout de la pièce s’est mis à gouter, que je me suis empressé d’aller vider, surveillant d’un œil inquiet les autres seins. »
La chambre est le point nodal de l’Entonnoir des saisons qui est avant tout une quête de l’identité. Le poète sait que l’introspection a ses limites et que la connaissance de soi est forcément lacunaire, mais cela ne l’empêche pas de méditer sur l’écriture non pas comme activité, mais comme manière d’être :
« Adolescent, j’observais chaque matin les ravages de la taupe sur mon visage, dénombrant ici ou là de nouvelles mottes. La nuit, je rêvais parfois que mon visage était une arène et que les figures que traçait la taupe sur ma peau étaient un spectacle. Y assistaient tous ceux qu’au cours de la journée je n’avais pas osé aborder ; garçons et filles de mon lycée, mais aussi parfois mes professeurs, ils étaient là et ils applaudissaient la taupe qui me dévastait. J’ai cessé de faire ce rêve lorsque je me suis mis à écrire, à les écrire peut-être. La taupe, malgré tout, a continué son ravage ; intérieur désormais. Il m’arrive de penser que le cancer est une motte : un poème non écrit, un tableau non peint, un pas de danse suspendu… »
Écrire pour survivre, écrire pour donner du sens malgré les angoisses liées à l’exercice. Tout poème non écrit est une petite mort et Sahli, Bartleby moderne, recense toutes les histoires qu’il n’a pas su raconter : celle de l’homme-balai, celle de l’homme-déchet, etc. Il est des écrivains qui prétendent que l’écriture est un plaisir. Pourquoi pas. Mais pour que l’écriture soit autre chose qu’un loisir, il faut qu’elle soit issue d’une souffrance. L’écriture est un cri et plus le cri vient de loin, moins les mots sont dociles car celui qui les manipule le fait pour exprimer ses failles, ses déchirures. Heureux ceux qui croient en la simplicité des choses, heureux ceux qui sont à l’aise dans le monde. Heureux les simples d’esprit… Seuls les idiots et Dieu peuvent être heureux, mais pas l’homme qui est « un dieu infirme ». Les choses ne sont simples que si on ne les pense pas. Pour l’homme qui pense, rien n’est simple. Le principe d’identité est fait pour les hommes sans imagination. A n’est jamais égal à A. Une chose n’est jamais seulement que ce qu’elle est. Et que dire du sujet ? Je n’est pas seulement un autre, il est plusieurs, un chaos, un amas de contradictions déchirantes :
« Ma vie serait plus simple, ma solitude moins bruyante, si j’étais moins nombreux, si je ne faisais qu’un. »
Le poète est atypique, « jamais au bon endroit. Jamais au bon moment. Jamais auprès de la même personne », toujours écartelé et c’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner du goût parfois immodéré des poètes pour les drogues ou l’alcool qui sont autant d’alliés pour vaincre leur mal-être :
« Je bois et je fume parce que j’éprouve le besoin de m’exprimer or lorsque je bois et je fume je suis bientôt dans l’incapacité de m’exprimer. Ce que je tente donc ici c’est d’exprimer mon impossibilité de m’exprimer. Je bois et je fume pour plonger dans cette impasse : la fiction. “Je bois et je fume” est une révolte contre moi-même, la négation de l’être qu’à jeun je suis, que j’étais il y a moins d’une heure et qui demain matin inévitablement refera surface […] L’à jeun me relira donc, analysera. Me reniera-t-il ? Pour lui l’ivrogne n’est qu’un mirador, du haut duquel, de temps en temps, il fait le point sur sa géographie mentale. »
Il ne faut cependant pas croire que la poésie de Sami Sahli soit une poésie désespérée. Le poète est lucide ; le monde est insensé et le fond de l’âme humaine plein de boue, mais il existe néanmoins des raisons de se réjouir : l’écriture, la femme aimée, l’enfant. Ce sont eux qui lui permettent de résister pour « se sentir capable du pire : vivre. » Pour nous, lecteurs, l’Entonnoir des saisons est un livre dont la beauté nous aide aussi à résister à la déréliction.
Éric Bonnargent
Francis Bacon, Etude d'une crucifixion |
Comme son titre le laisse supposer, L’Entonnoir des saisons est divisé en quatre parties, chacune d’elle correspondant à une saison. Comme dans Cent grammes de suicide, Sahli y tient une sorte de journal constitué de courts paragraphes, parfois de quelques mots seulement, mais n’allant jamais au-delà d’une page et demie.
“Printemps”, saison de la fécondité, est placé sous la figure de la femme et en particulier celle de la mère, une mère vénale au point de n’aimer son fils que contre une rétribution financière, une mère à la source de la mélancolie du narrateur :
« Une potence, avec sa traditionnelle corde, son traditionnel nœud coulant. Pour l’atteindre, une échelle dont les pieds reposent sur le ventre de ma mère, que j’escalade depuis mon enfance sans doute, depuis mon premier souffle. Disons que ma vie est un suicide, certains jours trop lent, d’autres au contraire trop rapide. Visualiser cette échelle me donne l’illusion de contrôler sa vitesse.
Tous les jours je me suicide et personne n’intervient pour me sauver. Je m’étrangle et la rue devient soudain interminable. La table du bistrot sur laquelle j’écris ces mots se transforme en une joyeuse pierre tombale. »
Il n’est dès lors pas étonnant que, dans son délire, le poète considère la sexualité comme une fascinante souillure. Qu’est-ce que la jouissance ? « Une mare d’eau sale tapie au fond de mon corps. » Qu’est-ce que le sexe ? « Un animal greffé à l’homme » et celui-ci ne sera lui-même que « lorsqu’il aura rendu la liberté à cet animal. »
Les saisons ont une influence sur les états d’âme du poète. La sexualité exacerbée, poétiquement pornographique de Sami Sahli, s’estompe quand vient l’été et la mélancolie se renforce avec l’automne, avant que la réflexion sur la vie et la mort n'atteigne son paroxysme au cours de l’hiver. Malgré cela, il y a des thèmes récurrents qui, comme nous l’avons signalé, étaient déjà à l’œuvre dans l’opus précédent. Il y a l’appréhension morbide du corps, celui-ci n’étant considéré que comme un tas de viande. Rien d’étonnant, dès lors, que le poète découpe dans sa cuisse des tranches de chair qu’il offre aux chiens errants. Il n’y a guère que les chiens qui acceptent le don de soi. Les hommes, quant à eux, sont en réalité si peu en vie qu’ils ne sont que des cadavres animés qui, l’été, grouillent aux terrasses des cafés, prolifèrent dans les rues ensoleillées pour mieux se fuir eux-mêmes. Le poète préfère rester enfermé dans sa chambre et affronter ses angoisses plutôt que de se disperser, de se divertir, écrirait Pascal. Si le corps est la promesse du cadavre, il est aussi envisagé comme source de vie. Le corps, ce n’est pas seulement la mort, c’est aussi la vie, le lieu où s’affrontent les deux principes. S’il y a du sang qui coule le long des murs, si la terre instable est semblable à une langue, la chambre du poète est un ventre et des seins surgissent inopinément des parois :
« Le plafond de ma chambre était tapissé de seins. Soudain l’un d’entre eux s’est mis à gouter. Je me suis levé et je l’ai bu d’un trait. À peine avais-je avalé la dernière goutte, qu’un autre sein, à l’autre bout de la pièce s’est mis à gouter, que je me suis empressé d’aller vider, surveillant d’un œil inquiet les autres seins. »
La chambre est le point nodal de l’Entonnoir des saisons qui est avant tout une quête de l’identité. Le poète sait que l’introspection a ses limites et que la connaissance de soi est forcément lacunaire, mais cela ne l’empêche pas de méditer sur l’écriture non pas comme activité, mais comme manière d’être :
« Adolescent, j’observais chaque matin les ravages de la taupe sur mon visage, dénombrant ici ou là de nouvelles mottes. La nuit, je rêvais parfois que mon visage était une arène et que les figures que traçait la taupe sur ma peau étaient un spectacle. Y assistaient tous ceux qu’au cours de la journée je n’avais pas osé aborder ; garçons et filles de mon lycée, mais aussi parfois mes professeurs, ils étaient là et ils applaudissaient la taupe qui me dévastait. J’ai cessé de faire ce rêve lorsque je me suis mis à écrire, à les écrire peut-être. La taupe, malgré tout, a continué son ravage ; intérieur désormais. Il m’arrive de penser que le cancer est une motte : un poème non écrit, un tableau non peint, un pas de danse suspendu… »
Écrire pour survivre, écrire pour donner du sens malgré les angoisses liées à l’exercice. Tout poème non écrit est une petite mort et Sahli, Bartleby moderne, recense toutes les histoires qu’il n’a pas su raconter : celle de l’homme-balai, celle de l’homme-déchet, etc. Il est des écrivains qui prétendent que l’écriture est un plaisir. Pourquoi pas. Mais pour que l’écriture soit autre chose qu’un loisir, il faut qu’elle soit issue d’une souffrance. L’écriture est un cri et plus le cri vient de loin, moins les mots sont dociles car celui qui les manipule le fait pour exprimer ses failles, ses déchirures. Heureux ceux qui croient en la simplicité des choses, heureux ceux qui sont à l’aise dans le monde. Heureux les simples d’esprit… Seuls les idiots et Dieu peuvent être heureux, mais pas l’homme qui est « un dieu infirme ». Les choses ne sont simples que si on ne les pense pas. Pour l’homme qui pense, rien n’est simple. Le principe d’identité est fait pour les hommes sans imagination. A n’est jamais égal à A. Une chose n’est jamais seulement que ce qu’elle est. Et que dire du sujet ? Je n’est pas seulement un autre, il est plusieurs, un chaos, un amas de contradictions déchirantes :
« Ma vie serait plus simple, ma solitude moins bruyante, si j’étais moins nombreux, si je ne faisais qu’un. »
Le poète est atypique, « jamais au bon endroit. Jamais au bon moment. Jamais auprès de la même personne », toujours écartelé et c’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner du goût parfois immodéré des poètes pour les drogues ou l’alcool qui sont autant d’alliés pour vaincre leur mal-être :
« Je bois et je fume parce que j’éprouve le besoin de m’exprimer or lorsque je bois et je fume je suis bientôt dans l’incapacité de m’exprimer. Ce que je tente donc ici c’est d’exprimer mon impossibilité de m’exprimer. Je bois et je fume pour plonger dans cette impasse : la fiction. “Je bois et je fume” est une révolte contre moi-même, la négation de l’être qu’à jeun je suis, que j’étais il y a moins d’une heure et qui demain matin inévitablement refera surface […] L’à jeun me relira donc, analysera. Me reniera-t-il ? Pour lui l’ivrogne n’est qu’un mirador, du haut duquel, de temps en temps, il fait le point sur sa géographie mentale. »
Il ne faut cependant pas croire que la poésie de Sami Sahli soit une poésie désespérée. Le poète est lucide ; le monde est insensé et le fond de l’âme humaine plein de boue, mais il existe néanmoins des raisons de se réjouir : l’écriture, la femme aimée, l’enfant. Ce sont eux qui lui permettent de résister pour « se sentir capable du pire : vivre. » Pour nous, lecteurs, l’Entonnoir des saisons est un livre dont la beauté nous aide aussi à résister à la déréliction.
CC : Strass de la philosophie : La phénoménologie de Hegel, Le Labyrinthe-seuil
RépondreSupprimersujet : le Paradis de Dante
Palimpsestes conscients ci-dessus car depuis peu, alors que je cite toujours mes sources par honnêteté envers ce qu' autrui a construit, un palimpseste inconscient m'a été révélé. En 2008 j'ai inventé, du moins c'est ce que je croyais, un hexagone et 3 terrains de football à l'intérieur, figure qui représentait à la fois panoptique et surface de réparation littéraires. 3 ans plus tard je reçois une invitation à un vernissage dans laquelle je trouve la figure football à 3 côtés de Asger Jorn. Stupéfaite, confuse, je suis bien obligée de reconnaître que cette figure légèrement différente de la mienne ne vient pas de moi, j'ai dû l'imprimer dans un coin de mon cerveau lors d'une déambulation situationniste, l'ombre de Guy Debord, en oubliant qu'elle venait d'un CoBrA, pourquoi tant de détours ?
En ce qui concerne Cent grammes de suicide je peux citer mes sources qui ont permis d'expérimenter dans ce livre mais les palimpsestes inconscients y sont encore à découvrir que je ne sais pas. En hiver 2009, méduse est une expérience où je défie l'esthétisme, certaines me font peur de ce qu'elles annoncent sans complaisance du devenir des humains. En été 2009, une autre expérience aléatoire, dévoiler ce qui est sous la chair, nouveau défi esthétique, quand le masque n'est plus, les nerfs, les muscles, la vie apparaissent. Ne pas compter sur les politiques pour vivre mieux ni sur les agences de notations, AAA qui lient nos poignets avec des chaînes mais agencer la riposte et refuser de s'enfoncer les clous du sacrifice que les A+ nous tendent en nous demandant d'être raisonnables.
C'est ainsi que j'ai lu Cent grammes de suicide comme une riposte poétique des artistes qui ne servent à rien, A vérifier. Sortir de Freud/Lacan, dénis pénis, détournement du d ressassé pour accéder à Jung au mandala labyrinthe en couleurs qui demande patience, écrire seulement écrire. Carte graphique et imprimante déglinguées opèrent en couleurs inattendues, un tracé écart nu, des chorégraphies de corps qui titubent, des visages vivants sous la peau avec leurs noirceurs lumineuses, j'ai troublé l'auteur puisqu'il me l'a dit, ce qui me trouble beaucoup c'est que les enfants sont des cruches, rien que ce titre s'accorde avec ce que j'ai vécu en 2011.
De nombreux artistes font des performances invisibles sur internet qui ne sert pas qu' à faire la promotion, la réclame. Internet secoue notre façon de voir et lire, dans un instantané qui peut disparaître à tous moments comme hier cet article a fait une apparition et a disparu, étrange. Un autre évènement fortuit comme je les aime, le 16 janvier 2012, il me manquait à un photogramme d'un portrait connu de Perec la suite de mon titre : Ars vanitatis 31 je peux rajouter aujourd'hui ou L'autofictif 1465.