lundi 26 mars 2012

Antonio Tabucchi, Pereira prétend

Je est un autre 
Éric Bonnargent 

Antonio Tabucchi est décédé dimanche à l’âge de 68 ans à Lisbonne, capitale de sa seconde patrie. Espérons qu’il soit en train de boire un verre avec Fernando Pessoa au bar d’une terrasse illuminée par le soleil de l’éternité.

Fernando Botero
En ce 25 juillet de l’année 1938, un soleil de plomb écrasait Lisbonne. Il faisait 38° à l’ombre et, dans son bureau de la rédaction des pages culturelles du Lisboa, un petit journal insignifiant de l’après-midi, Pereira prétend avoir souffert de cette chaleur. Pereira était seul, il était son propre chef. Sous la dictature de Salazar, comme sous toutes les dictatures, la culture est bâillonnée et censurée. Pereira se contentait donc de traduire des textes courts et neutres des grands écrivains français du XIXe siècle : Maupassant ou Balzac. Pereira prétend qu’il se désintéressait de tout, qu’il n’était qu’un journaliste culturel et que peu lui importait que le Lisboa ne dît rien des manifestations ou des arrestations et des assassinats commis par la PIDE, la police politique. C’est de l’ensemble du présent que Pereira se détournait. Sa seule interlocutrice, en dehors des quelques mots échangés avec les serveurs des cafés qu’il fréquentait, était sa femme, ou du moins la photographie encadrée de celle-ci dans sa bibliothèque puisqu'elle est morte quelques années auparavant d’une phtisie sans lui avoir donné d’enfants. Veuf, Pereira végétait. Il ne faisait rien et grossissait, grossissait tant et tant qu’il avait des problèmes cardiaques et que la chaleur le faisait terriblement souffrir. Alors, prétend Pereira, parce que sa femme était morte, parce que son père tenait une entreprise de pompes funèbres, parce qu’il souffrait de son corps, alors, en cette après-midi caniculaire, Pereira pensait à la mort. Parce qu’il était catholique et que l’un de ses derniers amis était le père Antonio, Pereira pensait à la résurrection. La résurrection des âmes, Pereira prétend n’en avoir jamais douté, mais lui, l’obèse, refusait de croire en la résurrection des corps :

« À l’âme oui, certainement, car il était sûr d’avoir une âme ; mais la chair, toute cette viande qui entourait son âme, ah ! non, ça n’allait pas ressusciter, et pourquoi aurait-il fallu que cela ressuscite ? se demandait Pereira. Toute cette graisse qui l’accompagnait quotidiennement, et la sueur, et l’essoufflement à monter les escaliers, pourquoi tout cela devrait-il ressusciter ? Non, de ça, dans une autre vie, pour l’éternité, il n’en voulait plus Pereira, et il ne voulait pas croire à la résurrection de la chair. »

Un peu abattu, Pereira feuilletait une revue jusqu’à ce qu’il tombe sur un article passionnant, une analyse philosophique de la mort d’après un certain Monteiro Rossi. Pereira prétend que parce qu’il était intrigué par ce nom à consonance italienne, parce qu’il avait chaud et parce qu’il s’ennuyait, il prit l’annuaire et téléphona à Monteiro Rossi. Celui-ci lui fixa rendez-vous le soir même. Étrangement enjoué, Pereira décida de créer une nouvelle rubrique, une éphéméride et écrivit l’après-midi même la première, consacrée à Luigi Pirandello.
C’est au milieu d’une fête salazariste que Pereira rejoignit le jeune Monteiro Rossi, accompagné de Marta, militante marxiste. Celle-ci était aussi belle qu’intelligente alors que Monteiro Rossi n’était qu’un jeune homme pauvre et pitoyable, mais honnête puisqu’il avoua que le texte que lût Pereira était un extrait de son mémoire, qui n’était qu’un agrégat de textes recopiés chez Feuerbach et d’autres philosophes célèbres. Or, au lieu de s’offusquer, prétend Pereira, peut-être parce qu’il n’a pas eu de fils, il proposa à Monteiro Rossi de travailler pour lui, d’écrire des nécrologies anticipées des principaux écrivains catholiques, tels que Mauriac ou Bernanos, ainsi que des éphémérides. Pereira qui était toujours resté indifférent à la situation politique de son pays, qui s’efforçait même de le rester, se prit d’amitié pour ces jeunes gens de l’ombre.

Monteiro Rossi remplit sa tâche, mais ses textes étaient impubliables. Ses éphémérides ou ses nécrologies anticipées étaient en forme d’éloges lorsqu’il s’agissait de Garcia Lorca ou de Maïakovski, elles étaient presque insultantes lorsqu’il s’agissait de Marinetti ou de D’Annunzio… Alors qu’il aurait dû licencier le jeune homme et jeter ses textes, Pereira les garda précieusement dans le tiroir de son bureau et paya de sa propre poche chaque article. Pereira prétend ne pas comprendre pourquoi il a agit ainsi. Lui qui n’était obsédé que par sa propre tranquillité se retrouva peu à peu déstabilisé et s’interrogea sur le sens de son existence, sens qui tournait autour d’une question : la littérature vaut-elle mieux que la politique ?
Pereira prétend que c’est pour trouver des réponses à ses questions en s’éloignant de Monteiro Rossi et de Marta qu’il décida de partir quelques jours aux thermes de Coimbra rejoindre son vieil ami Silva. Silva serait son double. Professeur de littérature à l’université, Silva serait un homme cultivé, sensé, tranquille. Pereira prétend lui avoir fait part de ses doutes sur la priorité de la littérature et Silva, égal à lui-même, lui répondit, en se référant à la théorie des climats chère à Montesquieu et à Hegel, que les gens du sud et a fortiori les Portugais avaient besoin d’un chef, quel qu’il fut et qu’un homme intelligent ne devait s’occuper que de littérature. Quelques semaines avant cette discussion, Pereira aurait approuvé, mais il ne pouvait plus se satisfaire d’une telle réponse et éprouva une telle répugnance vis-à-vis de son ami et de l’homme que lui-même fut qu’il quitta presque immédiatement les thermes pour retourner à Lisbonne.
À son retour, malgré ses réticences de principe, ce fut l’engrenage. Il accepta ainsi d’aider un cousin napolitain de Monteiro Rossi engagé auprès des républicains espagnols venu recruter au Portugal pour les Brigades Internationales. Il avait besoin d’un asile dans la capitale avant de partir avec Monteiro Rossi et Pereira lui trouva un hôtel.
C’en fut trop pour ce pauvre Pereira qui décida de se faire hospitaliser à la clinique de thalassothérapie de Parede. Pereira y fit la connaissance du docteur Cardoso, psychologue et diététicien. Les deux hommes s’étant liés d’amitié, Pereira demanda au docteur s’il était possible que Marta et Monteiro Rossi aient raison, s’il était nécessaire qu’un journaliste soit libre d’exprimer ses opinions plutôt que de se cacher derrière des textes dans saveur. Cardoso lui exposa alors la théorie de la confédération des âmes de Théodule Ribot et Pierre Janet. Cette théorie est centrale puisque l’histoire de Pereira en est l’illustration romancée.
L’idée est que l’unité du moi serait illusoire, elle ne serait qu’un vieux reliquat de la croyance en une âme immortelle. En fait, nous aurions plusieurs âmes dont l’une serait hégémonique. Comme le disait déjà Nietzsche : 

« Nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire. » 

La normalité, la cohérence de la personnalité n’est donc pas un point de départ, mais un résultat, celui de la lutte pour l’hégémonie entre les différents mois. En chacun de nous, en effet, il existe une multiplicité de désirs, de pulsions, mais aussi d’aspirations, de sentiments et d’analyses contradictoires que nous étouffons parce que l’ordre social exige la cohérence du comportement. Il faut être identique à soi-même, telle est la condition de l’identité, même si cela nécessite la frustration. Antonio Machado qui fait de ce problème l’un des points centraux de son œuvre parle dans De l’essentielle hétérogénéité de l’être d’une « incurable autreté dont souffre ce qui est un. » L’autreté est souffrance parce que notre moi est sans cesse tiraillé par ses contradictions. Néanmoins cette souffrance peut être diminuée si ces contradictions sont assumées plutôt que niées. C’est ce qui se passe avec Fernando Pessoa dont Tabucchi est un grand lecteur. Chacun de ses hétéronymes ou semi-hétéronymes exprime une facette de son être kaléidoscopique. Même si le problème de Pereira était moins la simultanéité des mois que leur succession, il aurait pu faire sienne cette phrase de Pessoa extraite d’Un singulier regard :

« Je ne sais qui je suis, ni quelle âme est la mienne. »

Car tel est bien l’origine du conflit intérieur de Pereira : il sentait que son être était en train de muer, qu’un nouveau moi détrônait l’ancien. Pereira prétend s’être rendu compte de la victoire promise de ce nouveau moi grâce à Cardoso qui lui fit remarquer que la traduction qu’il était en train de préparer n’était pas si innocente que cela. Pereira venait en effet d’achever la traduction d’un texte extrait des Contes du lundi de Daudet intitulé La dernière classe qui se terminait par un « Vive la France ! » crié par un instituteur à la veille de l’invasion prussienne de 1870. Or, le Portugal étant allié à l’Allemagne, il est clair qu’elle ne pouvait être du goût des autorités. Et, bien qu’elle passa avec succès le barrage de la censure, elle valut à Pereira les remontrances de son directeur qui exigea aussi amicalement que fermement que, désormais, lui fussent soumis personnellement tous les articles qu’il comptait publier.

À son retour à Lisbonne, Pereira qui n’avait plus de nouvelles de Monteiro Rossi oublia ses soucis et commença à redevenir l’homme placide qu’il n’avait pas encore cessé d’être. Deux événements empêchèrent cette régression. Tout d’abord, Pereira apprit que Bernanos et Mauriac avaient position en faveur des républicains espagnols alors que Claudel, fidèle au Pape, soutenait les phalangistes. Déchiré dans ses convictions religieuses, Pereira prétend avoir été réconforté par le père Antonio selon lequel Claudel n’est qu’un « fils de pute »… Ensuite, fin août, Monteiro Rossi réapparut. Il était en fuite et, malgré les risques, Pereira l’hébergea. Pereira se sentit revivre et n’en voulut même pas à Monteiro Rossi qui lui avoua que le véritable auteur des articles était Marta. Alors que Pereira paternait le jeune homme, la police politique surgit. Pendant qu’un petit flic maigrichon aussi inculte que brutal surveillait et maltraitait Pereira, les deux autres interrogèrent Monteiro Rossi dans la chambre. À leur départ, Pereira ne put que constater la mort de Monteiro Rossi, le crâne fracassé.
Pereira rédigea alors un article dénonçant tout cela en citant le nom des policiers. Il se rendit aux locaux Lisboa à l’heure du déjeuner qui, à part le responsable de l’impression, étaient déserts. Avec l’aide de Cardoso qui se fit passer au téléphone pour le responsable de la censure, il persuada son collègue de publier l’article en question. Pereira agit. Il rentra alors calmement chez lui, fit sa valise et prit un faux passeport. 

Il reste maintenant une question à résoudre. Pereira prétend est sous-titré « Un témoignage ». C’est ce qui explique que presque toutes les phrases commencent par « Pereira prétend ». Le narrateur raconte objectivement ce que Pereira raconte, sans jamais infirmer ses propos, mais avec une telle prudence que les propos rapportés ne sont que prétendus. L’utilisation récurrente du conditionnel et du verbe “sembler” montre que le narrateur ne prend pas non plus pour argent comptant les dires de Pereira. Qui est donc ce narrateur ? Serait-ce un agent de la PIDE ? Si c’est le cas, cela signifie que Pereira n’a pas réussi à prendre la fuite et qu’il a été torturé. Je crois que l’on peut se montrer plus optimiste car lorsqu’il s’agit de descriptions de bâtiments ou de monuments, le narrateur continue à dire que « Pereira prétend », ce qui fait accroire au lecteur que ces lieux lui sont inconnus. De plus, Pereira semble parler librement puisqu’il lui arrive de raconter ses rêves – ce qui n’aurait aucun intérêt pour une enquête officielle –, mais il prétend parfois que d’autres ne regardent que lui. Alors, puisque Pereira est inspiré d’un personnage réel qu’a connu Tabucchi, on peut imaginer qu’il s’agit d’un dialogue fictif entre l’auteur et son personnage. C’est ce que je prétends…





Antonio Tabucchi, Pereira prétend. Folio. 5, 70 €

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