L'idéologie
Éric Bonnargent
Dürer, Rhinocerus |
Au premier acte, Béranger et son ami Jean discutent à la terrasse d’un café sur la place animée d’une petite ville de province. Parler d’amitié est sans doute exagéré, car si Béranger ressent une affection admirative pour Jean, celui-ci le maltraite avec mépris et suffisance. Jean, jeune cadre dynamique, conservateur, fier de ce qu’il est ou plutôt de ce qu’il représente, réprimande Béranger à cause de sa négligence. Non seulement Béranger est toujours en retard à ses rendez-vous, il ne prend guère soin de lui, toujours mal rasé, mal coiffé, vêtements froissés, mais il est fondamentalement négligent envers l’existence concrète, celle qui exige – au nom de quoi ? – que nous agissions sérieusement, que nous soyons responsables, etc. Or, Jean est l’incarnation même du sérieux, de l’ordre moral. Il est de ce monde, il y est dynamiquement inséré, alors que Béranger est étranger à la comédie humaine : un atopon.
« J. – Mon cher, tout le monde travaille et moi aussi, moi aussi comme tout le monde, je fais tous les jours mes huit heures de bureau, moi aussi, je n’ai que vingt et un jours de congé par an, et pourtant vous me voyez. De la volonté, que diable !...
B. – Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie.
J. – Tout le monde doit s’y faire. Seriez-vous une nature supérieure ?
B. – Je ne prétends pas…
J. – Je vous vaux bien ; et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous. L’homme supérieur est celui qui remplit son devoir.
B. – Quel devoir ?
J. – Son devoir… son devoir d’employé par exemple…
B. – Ah, oui, son devoir d’employé. »
Ce passage est aussi riche de sens qu’il est admirablement écrit. Béranger exprime certes un malaise, lequel a pour origine la difficile affirmation de sa subjectivité (utilisation du “je”, de “moi”). En revanche, Jean s’affirme à travers des principes, des valeurs sociales (utilisation récurrente de “tout le monde”, de “devoir”, expressions qui n’ont aucun sens pour Béranger). D’ailleurs, même lorsqu’il dit “je”, ce “je” n’est qu’une manifestation d’un ordre moral qui le transcende (« tout le monde travaille et moi aussi, moi aussi comme tout le monde », « je vaux mieux que vous » parce que je suis l’homme du devoir). Cet ordre social et moral n’a aucun sens pour Béranger et les mots qu’utilise Jean ne sont que des mots, des coquilles vides.
Et, c’est parce qu’il est mal à l’aise avec l’existence que Béranger boit. Il ne s’agit pas de boire pour boire, mais plutôt le désir de s’oublier afin de s’insérer socialement :
« B. – Je n’aime pas tellement l’alcool. Et pourtant si je ne bois pas, ça ne va pas. C’est comme si j’avais peur, alors je bois pour ne plus avoir peur.
J. – Peur de quoi ?
B. – Je ne sais pas trop. Des angoisses difficiles à définir. Je me sens mal à l’aise dans l’existence, parmi les gens, alors je prends un verre. Cela me calme, cela me détend, j’oublie.
[…]
Je sens à chaque instant mon corps, comme s’il était de plomb, ou comme si je portais un autre homme sur le dos. Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. Dès que je bois un peu, le fardeau disparaît, et je me reconnais, je deviens moi. »
Cet échange de point de vue est cependant interrompu par un incident : le passage d'un rhinocéros. Bien entendu, tous les témoins de cette apparition sont d'abord étonnés et effrayés, mais cela est bizarrement de courte durée et, alors que c'est la présence même d'un rhinocéros qui devrait choquer, le débat porte immédiatement sur le nombre de cornes du pachyderme… Le débat est tel que Jean se fâche avec Béranger parce qu'il affirme à tort que les rhinocéros d'Afrique n'ont qu'une corne alors que Béranger sait très bien que ce n'est pas le cas. La victoire des rhinocéros sur les hommes est déjà acquise puisque ce n’est pas leur présence qui est remise en question, mais la manifestation de cette présence. Il n’y a rien à redire sur le fond (il y a des rhinocéros), ce n’est que la forme (à quoi ressemblent-ils vraiment ?) qui surprend encore un peu. Plus pour longtemps, car dès le deuxième acte nous assistons à la propagation de cette étrange épidémie de rhinocérite qui se termine au troisième acte par les métamorphoses de Dudard et Daisy.
La première victime de cette épidémie est M. Bœuf, collègue de Béranger, et alors que les victimes anonymes sont exponentiellement de plus en plus nombreuses, c’est au tour de Jean, puis de M. Papillon, patron de Béranger, de Botard et de Dudard, ses collègues et enfin de Daisy, sa fiancée de succomber à cette transformation physique. Tous étaient porteurs du germe de la rhinocérite. Le seul être pensant est Béranger et c’est parce qu’il pense qu’il est si mal à l’aise avec lui-même et avec les autres. Comme l’écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe : « Commencer à penser c'est commencer d'être miné. » C’est aussi parce qu’il pense, parce qu’il est Un qu’il le restera et ne rejoindra pas le troupeau des bêtes. Les autres, nous le disions, ne sont pas des êtres singuliers, mais des types. M. Bœuf incarne le français moyen et le gros Bœuf est évidemment le premier à succomber. Jean, comme nous l’avons vu, est le cadre supérieur réactionnaire, l’homme de l’ordre, l’homme de droite qui n’a pas supporté d’avoir eu tort, de ne pas avoir été invité à un anniversaire, bref d’avoir été rejeté ; Botard, à l’inverse, est le gauchiste obtus qui ne voulait pas entendre parler des rhinocéros ; Papillon est le directeur préoccupé du seul rendement de ses employés ; Dudard, simple employé plein d’avenir, a longtemps résisté, mais, rejeté par Daisy, il rejoint les autres et celle-ci finit à son tour par succomber parce qu’elle se rend compte que Béranger ne pourra jamais l’aimer comme elle le désire. L’accumulation des petites déceptions, des humiliations ont raison de leurs maigres personnalités et ils finissent tous par rejoindre le troupeau énergique, brutal, aveugle, destructeur des rhinocéros dont le seul but est de courir en avant (mais vers quoi ?) et qui, pour cela, a renié toute son humanité. Les rhinocéros sont la réalité, il est donc inutile de lutter. Finalement, il ne reste plus qu’un pauvre gars isolé, enfermé dans son appartement incapable de rejoindre la masse malgré une fugitive tentation (« Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! »), désemparé, mais qui finira par revendiquer, même contre tous, même si l’échec est certain, ce qu’il y a de plus grand en lui : son humanité :
« Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! »
Ionesco, Rhinocéros. Folio. 6,95 €
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