Nous mentons, c’est vrai
Marc Villemain
Éditions Jean Picollec |
Il y
a toujours, chez Joseph Vebret, quelque chose qui a trait à une lucidité
blessée. C’était patent dans son précédent roman, Car la nuit sera blanche et noire : l’écrivain y décortiquait
des secrets de famille pour se demander ce qui, du réel ou de l’écriture,
contaminait l’autre. Cela ne l’est pas moins dans ce volume hybride où, au
prétexte de cinq histoires que je qualifierai volontiers de mini-romans, il continue d’explorer les
mobiles de l’individualisme contemporain – autrement dit, bien plus que ses
secrets, ses mensonges. Mensonges qui ne sont pas seulement prétextes à
quelques intrigues ingénieuses, mais qui passent bel et bien pour notre
part commune. De quoi Joseph Vebret s’amuserait volontiers, mais pas
toujours : une aigreur, une amertume, quelque fois une colère, trouvent
souvent à se loger dans l’amusement.
Les
dehors étaient pourtant plaisants. Vebret a son chic pour s’enticher des
classes aisées (pour ne pas dire plus), qu’il observe en ethnologue averti.
C’est amusant, oui, de regarder vivre ces « crocodiles » de la jet
society, de rire de leur hystérie sociale et du soin qu’ils mettent à
paraître – quitte à ce que leurs névroses ne trouvent d’autre résolution
ailleurs que dans la mort. Et c’est amusant de s’asseoir autour de la table
d’un auguste manoir normand et de jouer au « jeu de la vérité » avec quelques amis du milieu hippique
deauvillais – quitte à ce que la vérité, bien sûr, ne soit pas celle qu’on
pense. Vebret se pose ici en héritier d’Agatha Christie, de Simenon ou de Conan
Doyle – auquel il lance un clin d’œil appuyé dans La chienne des Vandeville. À l’instar de Gilles Grangier, dont les
films constituent un témoignage sociologique pour le moins vivant sur les
années 1950, il renvoie de notre modernité une image globale qui, si elle n’est
pas sans raccourcis parfois, tire assez bien le jus des us et coutumes
contemporaines. Aussi est-il facile de se prendre au jeu de ces petites tragédies
sans fioritures, amusés que nous sommes de pouvoir pénétrer dans l’antre de ces
confréries particulières et s’immiscer dans leurs univers clos, délimités,
communautaires.
Reste
que le comique de situation est souvent lourd de significations. La figure
itérative d’Antoine Herbard, inventé pour les besoins de la cause, apparaît bel
et bien comme un double à peine voilé de Joseph Vebret ; comme lui, il
semble éprouver une certaine difficulté à évoluer à son aise dans la France
contemporaine, toile de fond commune à ces cinq histoires, et à cette aune déjà
un signe qu’il s’y sent assez mal. Car Vebret cultive et assume une nostalgie
assez instinctive de la vieille France
– Herbard, qui s’amuse à agacer la compagnie en citant les bons auteurs à tout
bout de champ, est d’ailleurs spécialisé en livres anciens. Notre narrateur
témoigne à chaque instant de l’allergie que lui procure une certaine frivolité
contemporaine : impérialisme du jeu social, postures fabriquées, cupidité
généralisée, triomphe du corps machine et autres tentations people. Il y a du Jacques François chez
Joseph Vebret, dans cette manière à la fois lucide et joueuse, cynique et
mortifiée, de dire : « Mais
la vérité, mon cher, tout le monde s’en fout. » Vebret est un enfant
du roman policier, dont il a hérité du sens de la petite touche, du goût pour
le coup de sang et le geste symptomatique, mais il est aussi, à sa manière et
probablement à son corps défendant, un moraliste. Ce qui le conduit parfois à
pécher en exacerbant, selon moi, certains portraits : dans La chienne des Vandeville, non seulement
rien ne rachète la femme de ses torts, voire de ses ignominies (elle est
égoïste, menteuse, manipulatrice, vénale, quasi raciste), mais l’homme seul est
sauvé, vengé, justifié dans son être, même s’il n’est pas, lui non plus,
parfaitement pur (qui, d’ailleurs, pourrait se prévaloir de l’être ?). Bref, la
victime (l’homme) est vertueuse, le coupable (la femme), irrécupérable.
L’intrigue, efficace, assez palpitante, souffre un peu de ce marquage psychologique.
Marquage parfaitement estompé en revanche dans Les élucubrations de Gary Thornton, où Joseph Vebret fait preuve
d’une belle imagination en créant de toute pièce un conseiller de Roosevelt qui
lui aurait suggéré de taire les rumeurs relatives à une attaque des troupes
américaines basées à Pearl Harbour, afin que l’opinion puisse ensuite faire
bloc autour d’une opération vengeresse. La suite de l’histoire donnera raison
au mot de George Bernard Shaw, suivant lequel « on ne peut pas duper tout le monde tout le temps. »
Déjà
vieille question rhétorique et labyrinthique : le mensonge est-il
nécessaire à la survie (de l’individu social, de la communauté humaine), ou
doit-il être pourfendu ? Joseph
Vebret, et c’est heureux, ne répond pas, ou pas autrement qu’entre les lignes.
Aussi Menteries n’est pas seulement
une galerie de portraits, ou une façon, codée, de régler son compte à
l’existence, mais un jeu de piste à travers les névroses de notre temps. Celles
dont, livre après livre, Joseph Vebret n’en finit pas de recueillir le lait
nourricier.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°34, février/mars/avril 2012
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