Alceste à Tokyo
Éric Bonnargent
Makodo Aïda, Mixer |
Misanthrope, le narrateur, par haine de la France et par amour de la solitude, s’est installé à Berlin, « cette ville où spontanément je me suis senti si mal pour des raisons objectives que je me suis vite senti mieux dans ma tête, dans mon égarement. » Rien de tel que de vivre dans un pays dont on ne connaît pas la langue pour cultiver son atopia, c’est-à-dire son sentiment d’être en décalage avec le monde, les autres et soi-même. Et pour être sûr que l’exil restera l’exil, le narrateur refuse d’apprendre l’allemand autrement que par une longue imprégnation :
« Je tiens à mes brouillards. Ils sont mon luxe, celui de ne pas avoir une conscience trop claire de ce qui m’entoure, de ce qui m’attend. Je demeure étranger en pays familier. »
Coupé du monde et des autres, il s’amuse du spectacle d’une société obsédée par sa pureté corporelle et morale, d’une société qui se donne bonne conscience avec l’écologie dont elle admire les deux apôtres : Al Gore, « prix Nobel d’opportunisme » et Yann Arthus-Bertrand, « l’homme aux six milliards de lieux communs. » Tel un sage antique, le narrateur se tient en retrait et contemple notre misérable agitation sans se sentir le moins du monde concerné.
« Et moi de me moquer de séduire, d’être heureux et en bonne santé, comme autant de prétentions lamentables. Je fais mes cinquante et un ans, je m’applique à m’ennuyer quotidiennement deux heures au moins en milieu de journée, j’ai une vieille douleur qui tourne et devient de plus en plus vive, passe de l’œil gauche au bas-ventre mais c’est bien la même, je la reconnais, qui tente de me distraire des progrès du mal insidieux qui me ronge par ailleurs, que j’ai attrapé en naissant d’une bique vaccinée contre la tendresse mais pas contre la mélimiellose et qui me l’a transmise, une forme rare de confusion mentale, si répugnante qu’on la classe parmi mes maladies honteuses. »
Ces propos rappellent ceux du personnage du Sous-sol de Dostoïevski qui déclarait être « un homme malade » et « un homme méchant ». Berlin est la cave du double de Cendrey. Parce que la vie sociale n’est qu’une farce sinistre, le loup des steppes se replie sur lui-même et préfère sa propre compagnie à celle des autres :
« Et moi de me féliciter de vivre seul, d’être sans progéniture, sans nouvelle de ma parentèle depuis des décennies, et même sans un ami qui serait comme un frère – un couillon de frère. Je n’ai que quelques potes, quelques bonnes copines dont certaines couchent volontiers. Ainsi je n’ai pas de soucis avec l’humanité. Je me contrefiche tout autant de ses catastrophes et de ses succès qu’elle de ma solitude et de mon désespoir, cette solitude mesurée dont j’aime à penser qu’elle me réussit, ce désespoir tranquille qui m’est fidèle comme un chien. »
Il est cependant impossible de disparaître dans un monde dont la trame est la communication. Il y a toujours un emmerdeur pour retrouver notre trace.
Le drame moderne, c’est le coup de fil manqué. Désemparé devant le téléphone qui a cessé de sonner, le quidam affolé par l’absence de message sur son répondeur compose frénétiquement le 3131 pour savoir qui l’a appelé. Étymologiquement, exister, c’est être tourné vers l’autre, c’est, aujourd’hui, être joignable. Alors, quand un courrier qui ne nous est pas destinée apparaît dans notre boîte aux lettres, on se sent investi d’une mission christique ; le destinataire d’une forme si surannée de communication ne peut pas être privé d’un message nécessairement capital. On a beau « être antipathique, désinvolte, ingrat, on laisse finalement de soi un si mauvais souvenir que les gens ne vous oublient pas, et on a toujours une vague idée du lieu où vous pourriez vous terrer, leur scrupule à ne pas vous priver d’une missive faisant le reste. » C’est pourquoi, un beau matin, une lettre de quatre pages envoyée plusieurs semaines plus tôt du Japon, finit par atterrir dans les mains du narrateur.
Cette lettre est de Noriko, une femme d’une cinquantaine d’années qui serait sa demi-sœur. Sa mère, ancienne esclave sexuelle coréenne de l’armée japonaise abandonnée en Indochine à la fin de la seconde guerre mondiale, aurait été la maîtresse du père de notre misanthrope lorsqu’il combattit pendant la guerre d’Indochine. Moribonde, son dernier vœu est de faire la connaissance du fils de son amant et c’est pourquoi Noriko prie son frère de venir séjourner tous frais payés à Tokyo. Si le narrateur est sans concession vis-à-vis des autres, il l’est tout autant vis-à-vis de lui-même. C’est toujours avec ironie qu’il analyse ses manières d’être et de penser. Il s’interdit ainsi de répondre à cette lettre tout en sachant qu’il y répondra et il s’interdit ensuite d’accepter l’invitation tout en sachant qu’il l’acceptera.
Notre homme est en effet un sédentaire qui déteste les voyages. Qu’est-ce qu’il y a de si détestable à voyager ? Tout d’abord, il y a la passion des autres pour les voyages ; cette volonté écoeurante de rapporter des photos idiotes et cette vanité d’être allé plus loin que ses amis. Il faut aussi prendre l’avion et subir à l’aéroport une infinité de petites humiliations. Il y a encore le fait que les gens sont aussi cons ailleurs qu’ici. Enfin, les lieux que nous rêvons de visiter sont forcément décevants comme il s’en est aperçu à plusieurs reprises et notamment à New York. Les seuls voyages qui vaillent la peine sont ceux que nous faisons en imagination. C’est donc en condamné curieux « des modalités d’exécution de sa peine » qu’il décide de se rendre au pays du Soleil levant.
Le voyage lui-même sera affreux. Et hilarant, le narrateur ayant pour voisin un Français, David Jacques, espérant faire fortune au Japon grâce à son invention : le Magnifique, un sandwich en caoutchouc ; en réalité, un masturbateur d’un nouveau genre avec des gels lubrifiants parfumés aux rillettes ou au camembert qu’il sera bien obligé d’essayer… Il reverra David Jacques à Tokyo. Il aura renoncé au Magnifique, mais pas au succès…
Arrivé à Tokyo, le narrateur tiendra le journal de son ennui, errant toute la journée de parc en temple et de temple en parc, comme s’il n’y avait rien d’autre à voir dans cette ville étrange où l’on dort sur de sadiques oreillers en graines de sarrasin. Finalement, il s’habituera à cette ville dont Cendrey parvient à rendre l’atmosphère si particulière et il finira par s’y sentir bien, « comme ailleurs, comme ailleurs qu’en France. »
Ce petit roman sorti le 28 août est aussi drôle qu’intelligent et bien écrit. Il ne faut surtout pas le lire comme un guide de voyage et qui croira découvrir le Japon par l’intermédiaire de ce texte sera aussi déçu que celui qui aura cru découvrir la Mongolie en lisant Le Guide de Mongolie de Svetislav Basara. Bien qu’il s’agisse de deux romans très différents quant au contenu, ils sont tous les deux les plus beaux anti-guides que je connaisse.
Jean-Yves Cendrey, Le Japon comme ma poche. Arbre Vengeur. 11 €
Tiens, je retrouve la trace d'un de mes professeurs. L'occasion de passer le bonjour d'un ancien élève de lycée, vallée du Borrigo.
RépondreSupprimerCa commence doucement à dater ! 2003, tout de même.
Bonne continuation, je repasserai par là pour lire d'autres billets !
JS
Et comme dit dans le texte :
RépondreSupprimer"Il y a toujours un emmerdeur pour retrouver votre trace".
:)
Bien vrai, je le comprends assez, et je ne sais pas ce qui m'a pris de laisser mes initiales d'ailleurs ! Cette fois je signe différemment.
Zorglub