Davidson vainqueur par chaos
Marc Villemain
Éditions Albin Michel |
Encore sous le choc du crochet que nous asséna Craig Davidson avec Un goût de rouille et d’os (cf. ici), où il s’imposait d’emblée comme un nouvelliste aussi précis que brutal,
j’étais décidé à faire preuve d’une certaine prudence pour aborder son nouveau
livre (et premier roman), et à me protéger des séductions d’une mécanique
rouée, immédiatement visuelle, cherchant davantage confirmation d’une
idiosyncrasie littéraire que d’un talent, déjà indiscutable, à créer de
l’efficacité. À cette aune, les premières pages de Juste être un homme me laissèrent un peu sur ma faim. Rien à redire
pourtant de bien fondamental mais, insidieusement, l’impression que l’auteur
faisait ses offres, plus ou moins discrètes, à l’industrie cinématographique.
La description des chairs broyées par les coups, ce « visage sans nom éclaté en deux, et les circonvolutions du
cerveau que l’on aperçoit à travers un brillant halo de sang », « les combats à la soude caustique –
avec nos poings enveloppés de grosse ficelle sur laquelle on a étalé un mélange
de miel et de soude en poudre », le cliché un peu stalonien de ces mains mille fois cassées, « si fragiles que je me suis un jour fêlé le pouce simplement en
ouvrant une bouteille de soda », toute cette maestria clinique me
plongea en effet dans les univers parfois un peu complaisants de Chuck
Palahniuk ou de Bret Easton Ellis (qui ne sont pas sans raison d’enthousiastes
laudateurs de Davidson). Ce faisant, c’est surtout de moi-même, bon public et
toujours d’accord pour le spectacle, que je me défiais. Car très vite l’on
retrouve dans Juste être un homme ce
qui motiva Un goût de rouille et d’os :
l’inquiétude fascinée d’un écrivain d’abord soucieux de nous rapporter le plus
cru de son temps, de s’attacher à sa part salie et à ce qui, à travers la
déroute sociale, affecte la psyché.
Peut-on dire de Paul Harris et de Rob Tully, ces deux personnages aux
vies si dissemblables mais dont les destins finiront par se résoudre dans le
même drame, qu’ils sont des héros ? Oui, d’une certaine manière : ils
luttent pour vivre, et surtout pour vivre selon eux-mêmes, suivant la voie que
leur conscience édicte. C’est par le combat contre leurs propres corps que
passera la lutte métaphysique, parce que le corps est le dernier sanctuaire, la
dernière trace de ce qui nous appartient en propre, ce qui, dans le monde
moderne, fait le plus sensation, et qu’il importe donc de réussir à pousser au
bout de ses limites. Tant pis s’il faut pour cela bousculer ou piétiner le
confort des héritages, des programmations sociales et des codes
familiaux : l’homme moderne, s’il veut conserver un peu de son humanité,
n’a plus guère le choix. Aussi peut-on en effet parler, comme le fait
l’éditeur, d’un roman sur « l’identité
masculine contemporaine ». Identité inquiète, malmenée, en partie
désespérée, où ce n’est pas tant de virilité qu’il s’agit que de l’insigne
satisfaction de pouvoir conduire son existence comme on mène sa barque,
affrontant les préjugés ou l’infamie sociale comme le marin la tempête,
comprenant qu’on ne surmonte la douleur qu’en la contournant. Davidson confirme
dans ce deuxième livre que la vie, pour lui, c’est le combat. La chose est
posée dans les toute premières pages, lorsqu’il énumère les trois « signes » qui attestent la
présence d’un « vrai combattant » :
« un certain calme, presque
cadavérique », une manière de « serrer
la main » de l’adversaire sans jamais tenter « de vous la broyer », et surtout, surtout, ce troisième
trait distinctif : « Il vous
demande de lui pardonner pour ce qui va suivre. » Le héros n’a pas
grand-chose à voir avec le super héros : il attend moins de ses muscles
que de son intelligence du monde. Le héros n’est pas celui qui a envie de se
battre, mais celui qui ne s’en laisse pas le choix, qui s’y résout sans plaisir
ni gloire, et qui achève le travail. C’est ce boxeur que la victoire rend
mélancolique, ou que la blessure de l’autre afflige, et qui passe son chemin,
poursuivant la lutte ailleurs, car cela seul est de sa compétence et lui permet
de rester en vie. C’est un jeu, sans doute, mais un jeu vital. À ce titre la
boxe n’est pas un sport, mais un enjeu. Clandestine, illégale, sans règle, elle
n’est pas apologie de la violence mais mise à l’épreuve de sa propre
humanité : « Dans certaines
religions, c’était un péché, pour un homme, de mourir sans connaître le degré
de souffrance qu’il était capable d’endurer. » Point de religion ou de
religiosité ici, mais une tentation de l’absolu qui en dit long, en effet, sur
le devenir de la masculinité, sur ce qu’elle doit (ou doit arracher) à ses
pères, et sur le grand idéal d’une existence dont seule l’intégrité garantirait
la qualité, et le mot.
traduit de l’anglais (Canada) par Anne Wicke
Article paru dans Le Magazine des Livres, n°
12, octobre/novembre 2008
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