lundi 20 août 2012

Richard Millet - Corps en dessous

Lourds et petits secrets des spectres
Dessins de Damien Daufresnes
Marc Villemain
Éditions Fata Morgana
Les corps en dessous sont toujours en dessous de tout : des grandeurs du monde, des nostalgies clinquantes, des rêves de petite fille, des visages lourds qui sommeillent en nous et des atavismes sociaux ; ce sont les corps essentiels, ces vieilles carnes primitives qui nous font traverser les siècles, une matière qui nous précède et sur quoi parfois nous nous reposons, tout autant capable de fomenter nos terreurs que de porter nos âmes. A nouveau Richard Millet les explore, ces anonymes auxquels nous ressemblons tant, ces petites gens pour qui vivre devient forcément, un jour ou l’autre, l’autre mot pour dire porter un fardeau, parfois sa croix. La vie des hommes est ainsi faite que chaque espace devient faille, que rien ne s’accorde jamais, que la force vient toujours à manquer pour se donner à soi-même l’impression qu’on sait vraiment ce qu’on fait, qu’on sait où on va, qu’on en a vraiment décidé : « Nous étions des spectres infimes ; des visages absents ; d’insignifiants murmures. Chacun ne hantait plus que soi. » Aussi cette femme-là sait bien ce qui fait se mouvoir les hommes : à vivre dans leur ombre menaçante et nécessaire, elle sait bien que « la laideur est un balcon d’où [les] observer. » Ces trois récits – peut-on parler de nouvelles ? – ne sont pas sans rappeler les Trois Contes de Gustave Flaubert : semblable poésie qui fuse de la grisaille, égale attention aux petites variations des couleurs et des corps, des œillades et des attitudes, au saisissement des regards las, apeurés ou hagards, à tout ce qui bouge derrière les situations ordinaires et les gestes menus du quotidien, et davantage encore à l’insubmersible solitude des êtres et au chagrin de ne pouvoir la dire à bon escient et au bon moment – « il le voyait bien, lui qui regardait couler mes larmes de petite fille qui n’avait pas su vivre, cette petite fille qu’on ne m’avait même pas laissé être et qui ouvrait des yeux noyés de larmes, reniflant bruyamment, et découvrant dans la glace, de l’autre côté du comptoir, qu’elle parlait toute seule. » Soit dit en passant, Flaubert aussi était taraudé par le fait de savoir ce que ce que vivre voulait dire, et si l’écriture pouvait en tenir lieu. Trois histoires, donc, aussi brèves que lumineuses, qui toutes racontent un peu de ces choses essentielles qui nous éloignent du réel à force d’y être plongés, et qui nous installent sur un promontoire d’où nous nous regardons vivre, malgré nous, et d’où nous ne pouvons qu’interroger notre humanité à l’épreuve. C’est cette femme pétrie dans la solitude, qui dit d’elle-même qu’elle n’est « belle qu’un jour sur deux » et sait que « l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste, n’est que l’abîme où nous ne cessons de choir depuis notre naissance. » C’est cette autre femme qui s’en va chaque mardi « d’un pas vif vers la gare, dans le petit matin », pour vivre dans un hôtel ce qu’elle a à y vivre et qui, d’ordinaire, en revient toujours, d’après ce qu’en dit son fils, soulagée de cet « amer petit pli, au coin de la lèvre inférieure », ce qui ne va pas sans soulever dans l’esprit du jeune garçon les questionnements les plus intrigués, et les plus fondateurs. C’est cet homme enfin, L’homme du parc zoologique, suffisamment esseulé pour savoir qu’il n’est « le gardien de personne » et pour se demander si ce n’est pas « l’insignifiance des hommes qu’elles viennent oublier, ici, devant les animaux, les femmes et les filles, toutes les femmes, une fois saigné l’homme-loup. » Car ce sont toujours les femmes qui continuent d’intéresser Millet, rarement l’homme, ou alors seulement pour chercher en lui ce qui est encore Homme, et dont il désespère, et lui fait ressentir la présence de « l’enfant hurlant en moi pour en appeler à l’homme qu’il ne peut plus être. » C’est à ce Millet-là, bien davantage qu’à celui qui persiste à vouloir jouer au chat et à la souris avec son temps, qu’il faut s’intéresser – et dont le temps se souviendra.
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 10, mai/juin 2008

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