Marc Villemain
Éditions Zoé - Traduit de l'espagnol par Grégoire Polet |
En dépit de trois adaptations
cinématographiques et de l’opéra d’Isaac Albéniz, Pepita Jiménez, premier roman de Juan Valera publié en 1874 et
sitôt devenu un classique de la littérature hispanique, n’avait jamais été
traduit en français. Si ce n’est dans des versions très amputées, voire, selon
les termes mêmes de son auteur, « archidéplorables ».
En Espagne pourtant, ce roman est à ce point ancré dans la culture populaire
que lors de la commémoration, en 2005, du centenaire de la mort de Juan Valera,
les Chemins de Fer espagnols en distribuèrent des exemplaires gratuits à leurs
voyageurs – saluons l’exploit, et rêvons qu’un jour la SNCF fasse montre d’une
égale inspiration. Grégoire Polet a donc mis un terme à cette étrangeté, qui
plus est en effectuant un travail de traduction d’où sourd toute la poésie de
ce roman tour à tour voltairien, quichottien et marivaudien, écrit par un
auteur qui, nous dit-on, cultivait la secrète ambition d’être considéré « comme un descendant de Cervantès. »
Il s’agit d’abord de se laisser
gagner par la campagne andalouse, peinte ici dans son manteau d’éternité,
c’est-à-dire colorée, champêtre, presque agreste, où les villageois goûtent aux
fruits les plus juteux et aux vins les plus fruités et où la romance s’embusque
derrière chaque ombre de pierre. Réceptacle tout indiqué des passions secrètes,
voire un tantinet illégitimes, les voluptueuses torpeurs andalouses nous
enveloppent sitôt lues les premières pages. L’on comprend mieux alors (et l’on
pardonnera assurément) le jeune don Luis de Vargas, lequel s’apprête à
prononcer les vœux de prêtrise (« tout
ignorant et pécheur que je suis, […],
je recevrai la faveur perpétuelle et
miraculeuse d’offrir de mes mains impures Dieu lui-même sous sa forme humaine »),
d’éprouver un inextinguible et impérieux amour pour la très belle Pepita
Jiménez, jeune femme de vingt printemps au cheveu blond et aux yeux bleus,
veuve déjà d’un vieil usurier et à cette aune très convenablement fortunée,
digne et chrétienne au point de renvoyer chacun de ses très nombreux soupirants
à leurs langueurs. Or, outre que le novice connaît la torture d’un penchant
carné incompatible avec son idéal mystique, il se trouve qu’il ne doit sa
rencontre avec la belle Pepita qu’à l’entremise de son père, qui la convoite
pour lui-même. Le jeune homme, tout dévoué qu’il fût au Christ et pareillement
acquis aux désirs de son père, emprunte, peu à peu et à bout de résistance, le
chemin du martyre. Aussi fait-il tout son possible pour détourner ses yeux de
ceux de Pepita, « verts comme ceux
de Circé », elle qui « ne
sait pas qu’ils ne sont pas faits que pour voir », allant jusqu’à
l’imaginer « enlaidie par les ans et
par la maladie, ou morte, puante et pourrissante, couverte de vers. »
Mais la lutte est inégale ; aucune mortification, aucune supplique, aucune
prière, aucune nuit d’angoisse et de culpabilité n’en vient à bout :
« entre le crucifix et moi, elle
s’interpose ».
Nous ne dirons pas ici ce qu’il
advint de l’idylle. Le suspense n’est d’ailleurs que relatif, Juan Valera
apparaissant davantage comme un immense prosateur que comme un grand
romancier ; ce dont le mode épistolaire et la distribution des narrateurs
sont d’ailleurs peut-être le syndrome – cela étant, l’idée que l’on se faisait
communément du roman n’était, au 19ème siècle, absolument pas
comparable en Espagne et en France. Reste que Pepita Jiménez est un petite pépite
d’élégance, d’ironie gourmande et de virtuosité. Essayez un peu d’imaginer des liaisons dangereuses où Valmont se
révélerait pétri d’idéal mystique et chevaleresque et où Merteuil serait
l’humilité faite femme, sans que jamais ne s’estompe pour autant la part du je,
du désir, du vice et de l’inconscient. La fantaisie très véloce de Juan Valera,
qui aime de manière égale tant le vice que la vertu, tant la gravité que la
légèreté, fait de l’éducation sentimentale du jeune Luis une comédie de mœurs
pleine de ressort et d’intelligence, mue par un anticléricalisme bon enfant
mais non dénué d’une certaine forme de spiritualité. Son vitalisme a quelque
chose d’excitant, de contagieux, et la simplicité de l’intention nous délivre
de toute tentation cynique, édifiante ou pathologiquement sentimentale. Sans
doute vibrons-nous sincèrement au rythme de ces deux cœurs indûment réunis,
sans doute pouvons-nous tout aussi bien participer au chagrin de cette foi
contrariée : notre lecture n’en conservera pas moins, et tout du long, ce
rictus amusé que soutirent les bonnes vieilles ficelles du conte philosophique.
Tout ici est séduisant : les
manœuvres de don Luis, plus ou moins conscientes, c’est-à-dire plus ou moins
hypocrites, pour convaincre son oncle (son précepteur au séminaire) que l’amour
terrestre ne l’intéresse pas (« toute
sa beauté, tout son éclat, toute sa séduction ne sont que le reflet de ce
soleil incréé, l’étincelle brillante mais transitoire de l’autre brasier,
éternel et infini ») ; la grâce de Pepita elle-même, qui n’en finit
pas de déjouer la présomption d’affectation aussi bien que le crédule optimisme
de l’innocence ; la gouaille simple, généreuse et vitaliste du père,
cacique du village ; la bonhomie rustique et roublarde d’Antoñona, aide de
camp de Pepita ; jusqu’à cette manière de happy end qui contourne d’un même mouvement le piège du drame
téléphoné et le pathos de la sensibilité liquéfiée dans la vertu. Moyennant
quoi, le lecteur ne peut guère opposer de résistance au plaisir de visiter ces
temps assez héroïques où la morale pouvait être joyeuse, la gravité pudique, la
foi mystique et poétique, et où l’amour s’écorchait aux griffes de la moralité
tout en tendant les lèvres vers le calice. Les ingrédients d’un petit
marivaudage rupestre, chevaleresque et spirituel étaient tous réunis : Juan
Valera en aura fait un petit chef-d’œuvre de la littérature d’esprit.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, mai/juin 2008
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