Sensualité
Éric
Bonnargent
Georges Seurat, Le Cirque |
Włodzimierz
Odojewski est un écrivain polonais, né en 1930 et installé en Allemagne depuis
1971. La seconde guerre mondiale est au cœur de son œuvre littéraire. Les deux
petits romans publiés dans un même volume chez les Allusifs, La nudité des femmes et Le cirque sont les deux derniers volets
d’une trilogie commencée avec Une saison
à Venise, publiée chez le même éditeur en 2006. Dans Une saison à Venise,
Marek, neuf ans, qui devait partir avec sa mère à Venise, se voit obligé, parce
que la guerre éclate, de partir pour la campagne, chez sa tante Weronika avec
son frère aîné, Wiktor. Venise sera recréée dans la cave de la maison où une
source d'eau surgit par miracle. Déjà, dans ce premier opus, Odojewski jouait
avec le décalage entre le monde imaginaire et innocent de l'enfance, celui de
Marek, de Wiktor et de leur cousine Karolina et celui bien plus sinistre des
adultes, un monde qui s'impose dans le bruit assourdissant des bombes soviétiques
et allemandes qui s'abattent sur la Pologne.
Avec
La nudité des femmes, nous sommes
maintenant en 1941 et Marek a onze ans. Depuis le déclenchement de l’opération Barbarossa, le calme règne. Il n’y a
plus qu’une garnison de S.S. dans le village et on entend à peine le bruit des
bombes. Marek a maintenant onze ans et c’est déjà la puberté, l’éveil à la
sexualité. Pas encore adulte, Marek n’est déjà plus un enfant. Le calme est
cependant lourd de menaces, très lourd. Alors qu’il traverse la cour en compagnie
de son frère et de sa mère, l’aimable feldwebel
Rüdeck qui s’est installé dans l’annexe de la ferme s’est adressé à eux pour
leur dire qu’il était temps de nettoyer la ville. Plutôt une bonne nouvelle
pour Marek et Wiktor : les caniveaux vont enfin être nettoyés. Pourtant, la famille est nerveuse et
cela d’autant plus que le concierge, affolé, vient leur annoncer qu’il se
prépare un “pogrome”. Comme le titre de ce petit roman (ou de cette longue
nouvelle) l’indique, Marek va découvrir la nudité des femmes, cette nudité à
laquelle il commençait à penser :
« La nudité des femmes. La première fois qu’il
l’avait vue, c’était à la fin de l’été où le front s’était déplacé si loin vers
l’est que même ses plus faibles échos n’atteignaient plus le bourg. Une
grisaille veloutée baignait la vallée en même temps que les fines gouttelettes
de pluie, le brouillard se formait au-dessus de la rivière. Cependant, il
faisait encore suffisamment clair pour bien regarder les femmes. Mais les
avait-il vraiment regardées ? Avait-il bien tout vu ? Avait-il vu
quoi ce fût ? Combien de fois par la suite a-t-il tenté de se persuader
qu’à cette heure on ne voit pas grand-chose, ou bien que dans la lumière
diffuse du soir les choses prennent les formes les plus invraisemblables, voire
repoussantes, et ne doivent nullement être vraies. Parce qu’elles n’avaient pas
de seins, car à cet endroit leur peau déchiquetée laissait apparaître des
lambeaux de chair pâles et écarlates, et c’était horrible. Et donc quand il se
demandait s’il les avait vues pour de vrai ou non, il avait du mal à trouver la
réponse, bien que sa mémoire ne pût s’en défaire ; Dieu nous garde de
découvrir quoi que ce soit de cette manière. »
C’est
en découvrant un charnier, des cadavres déchiquetés que Malek fait sa première
expérience de la nudité. Il y aussi des hommes, des vieillards, des enfants,
mais ce sont les femmes, les femmes dont il commençait à rêver, qui lui
apparaissent. L’éveil à la sexualité coïncide avec la découverte de la mort,
avec ce qui est pire que la mort :
« Durant de longs jours, de longues
semaines, il eut l’impression que tout était mort en lui ; parce que la
découverte la plus bouleversante avait été qu’il pouvait arriver aux gens des
choses bien pires que la mort. Surtout aux femmes. »
Il
s’agira dès lors pour Marek d’oublier ce spectacle morbide et de faire taire en
même temps ses désirs afin de retrouver la paix et de continuer à vivre
normalement, en marge des événements. Tout ira bien jusqu’au jour où, seul à la
ferme avec Karolina, de dix-huit mois son aînée, il sera amené à prendre ses
seins dans ses mains…
Lorsque
débute Le cirque dont l’action se
passe quelques mois plus tard, tout semble plus ou moins rentré dans l’ordre.
Bien sûr, il y a toujours la guerre, mais Marek continue d’essayer de vivre
comme si. L’arrivée d’un cirque va égayer les cœurs et permettre d’oublier
encore plus la réalité. Cette arrivée va être l’occasion pour Marek de tomber
amoureux pour la première fois et, à onze ans, de découvrir la sexualité.
Marek,
au lieu d’attendre à l’arrêt de l’autocar la tante Barbara qui, de toute façon,
n’est pas arrivée et n’arrivera plus, traîne sur la place où s’installe le
cirque Sarassini. C’est l’émerveillement. Dans un univers immobile et gris, il
y a explosion de couleurs et de légèreté, les clowns et les autres artistes
s’agitent dans tous les sens, préparant les installations, s’occupant des
animaux. Alors que toute la famille s’inquiète de l’absence de la tante
Barbara, Marek rencontre Simone, une lilliputienne voltigeuse, belle « comme les poupées de celluloïd de
Karola ». Marek est fasciné par la beauté, la grâce de la jeune femme
qui, bien que plus âgée que lui, est, évidemment, plus petite que lui.
Cette
liaison amoureuse est mise en danger par la disparition de la tante Barbara. La
famille est de plus en plus inquiète et, pour éviter de faire le voyage avec
Wiktor jusqu’à chez elle pour avoir des informations, Marek simule la maladie.
Il passe ses journées avec Simone et ses soirées au cirque. L’une de leur balade
les mènera là où il a découvert la nudité des femmes. Cette-fois, allongée
contre elle, il en découvrira la vraie nudité :
« Le même bruit étouffé, sourd, réfréné
monte à nouveau du fond de sa gorge et il sent, tout en bas, dans une touffe
drue de poils secs et frisés s’ouvrir, humides comme une orange fendue, deux
replis de peau baveux. Elle l’enlace rapidement et se glisse sous lui, il sent
alors quelque chose qu’il n’a jamais connu de sa vie. Même quand il se
réveillait au petit matin et que cela se dressait, dur comme un bâton, sous son
pyjama. Une sensation inimaginable qu’il éprouve de plus en plus intensément,
parce qu’elle agite les hanches, que ses lèvres et ses dents ne sont plus
serrées, qu’elle murmure : “Doucement, chéri, doucement…” »
Mais,
encore une fois, l’élan vers le bonheur est brisé. Marek apprend d’abord que la
tante Barbara, résistance, a été déportée. Et puis, c’est incident. Le dompteur
est blessé par un lion, soigné par un médecin collaborateur qui découvre les
origines juives de son patient. Le cirque part en tout hâte. Encore une fois,
la réalité s’est imposée. L’achronie
est impossible :
« Le silence est toujours total, on n’entend
même pas les oiseaux, bien que durant un instant il a l’impression, Marek,
d’entendre le lointain cahot des roulottes qui s’éloignent. Mais c’est une
illusion, ce sont seulement ses dents qui claquent. »
Włodzimierz
Odojewski, La nudité des femmes.
Traduit par Charles Zaremba. Les Allusifs. 13 €
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