Marc Villemain
Éditions du Seuil |
Pour peu que les mauvaises odeurs
ne l’effraient pas, le lecteur entrera avec volupté dans ce roman qui, sous les
dehors volontiers mordants auxquels Patrick Grainville nous a habitués, est
peut-être plus sentimental qu’il n’en a l’air : « Armelle, sa jeune sœur, palpait avec
délectation le poulet dodu et décapité qu’elle tripotait, troussait. De ses
doigts experts, elle enfonçait, fourrait dans le cloaque écarquillé une farce
de petits oignons et de rognons hachés. Elle bouchait le trou avec soin,
beurrait le bréchet avec une mimique de sensualité béate. Entre elle et le
poulet, il y avait cette connivence de la chair nue, cette complicité gourmande.
Dans l’avenir, elle emmailloterait, avec la même dextérité, son bébé, caressé,
dorloté, jasant et pansu : “Mon petit poulet !... ”. Après avoir
changé et vidé les couches… Mettre leurs doigts partout dans la chair, leurs
doigts gluants d’amour, se l’approprier, avec leur savoir-faire inné, leur
empressement héréditaire, c’était leur monopole, leur apanage, leur pulsion
affective, cannibale. » Merveilleuse, remarquable scène inaugurale,
qui nous permettra au passage de jeter un coup d’œil embarrassé sur la
grand-mère, suçotant le poulet dominical au point de s’en rendre malade et
pétomane jusqu’à l’outrage, et qui donnera à Clotilde, le personnage central,
l’impression que « sa
grand-mère devenait elle-même chair de poulet ». Là est le tour
de force de Patrick Grainville, livre après livre : donner de l’intimité,
du geste intime, de la vie organique des âmes, de l’existence anodine des corps
et de l’inconscient charnel, une vision carnée d’une grande justesse lyrique.
D’un rat surdoué baptisé Dante
aux nus classieux et glaciaux du
photographe Helmut Newton en passant par le symbolisme mallarméen, la libido
adolescente, New York, l’appel du large océan, les vitrines de la conjugalité
parentale, le rigoureux apprentissage de la danse classique ou les fantastiques
ressources de la vie animalière, l’aspect un peu foutraque des ingrédients de Lumière du rat ne doit pas
désarçonner : tout finit toujours par s’ordonnancer, pour donner à ce
roman une tonalité et une liberté assez singulières. Mais si la forme vise à
l’éclatement, le propos ne surprendra pas de la part d’un écrivain dont le
moins que l’on puisse dire est qu’il n’en finit pas d’éponger ses
univers : réduit à son plus simple squelette, l’histoire s’attache aux
tourments d’une jeunesse volontiers féminine et pleine de corps encore non
aboutis, avide de passions organiques et d’expérience intérieure ; et,
comme il convient, cette jeunesse au romantisme contrarié et aux pulsions
insatiables se trouve en butte (provisoire) à un monde que domine une petite bourgeoisie
elle-même inconsolable d’avoir remisé ses propres secrets de jeunesse dans la
poussière abandonnée d’un établit au fond du jardin. Mais que l’on ne s’y
trompe pas : la démarche, et plus encore le procédé, sont infiniment moins
banals qu’il y paraît. S’il est toujours délicat de mettre l’adolescence au
cœur des romans, Patrick Grainville est bien incapable de tomber dans les
écueils du cœur grenadine ou de l’été indien ; sa flamboyance
s’accorderait d’ailleurs assez mal à une mièvrerie qui, en dépit des
apparences, guette toujours tout adolescent qui se respecte, fût-il le plus
dissipé. C’est une des réussites de ce livre que de se tenir en lisière des
atours de la nostalgie, usant de cette implication distante, à la fois
caustique et volontiers provocatrice, qui dessine d’ordinaire les atmosphères
grainviliennes.
Évidemment, le style n’y est pas
pour rien. Tout a déjà été écrit à ce propos, et il n’est pas interdit de
sortir d’un Grainville avec une vague sensation d’écœurement, ou d’euphorie trouble,
tant l’écriture n’en finit pas de tourner autour du même noyau dionysiaque et
de ressasser les mêmes figures humides, le même rythme tumultueux. Mais l’on ne
peut que s’incliner devant la beauté assez magistrale des ornements, des
visions et des enchantements. Au point que, n’était la légèreté, toute
relative, du propos, l’on se croirait parfois au beau milieu d’une fulguration
extirpée à Lautréamont. L’ahurissement devant la majestueuse nature se prête
bien à l’exercice : « Au large,
des vagues jaillissaient, se soulevaient au-dessus des autres, cavalaient dans
des tourbillons neigeux que le vent cinglait. Les rafales barbotaient,
dispersaient toute cette matière blafarde comme du grésil. La mer n’était plus
qu’une immense marbrure démantelée, hérissée, pulvérisée. Un vaste champ de
vacarmes, de mobilités foudroyantes, de crevasses, d’écroulements, de panaches
volcaniques. Plus près d’eux, le long du rivage, ils voyaient l’avalanche de
l’écume qui assaillait les failles, c’étaient des hordes de grandes houles
roulantes avec des échines, des crinières de monstres. » La nature
animale s’y prête peut-être davantage encore : « Des flottilles de papillons chamarrés tanguent sur les premières
corolles, volettent autour des ramures plus longues. Des nids d’oisillons
pépient. Dante hume leur sang chaud, voit leurs cous tendus, leurs têtes roses
et crues, les cloques violacées de leurs prunelles opaques, l’hystérie de leurs
becs béants. Cette fringale d’aveugles réveille ses instincts de prédateurs. Il
se rue dans la touffeur du nid, ses chiures, ses duvets parfumés, au moment où
le bouquet des cous soulève les boules de chair fripée au paroxysme de la
frénésie, les fait sauter, bondir quasiment dans la gueule du rat. ».
Chez Grainville l’écriture se
déverse en odeurs, en touchers et en sensations, elle se colorie de toutes les
teintes de la chair, et pas seulement celle de ces jeunes humains encore
inaltérés, encore sains, frémissant comme des oisillons à l’approche du désir,
mais de la chair même du monde, des cellules, de la terre, des sécrétions,
comme si tout était toujours destiné à devenir orgiaque et orgasmique. D’où
l’érotisme bien sûr, partout, brûlant, neigeux, latent et lactescent, et dont
Grainville nous prouve une fois encore qu’il demeure un des maîtres. Le désir,
le trouble, l’angoisse de son propre corps, l’onanisme féminin, les premier
pas, les premiers attouchements, la folle avidité d’Armelle et les prudences
angoissées de Clotilde, les codes et rituels de la domination et de la
possession, le rouge aux joues, la tenaille au ventre, l’humidité venante, les
gestes qui tremblent puis s’affermissent, la confiance qui vient, tout est
remarquablement écrit par cet écrivain qui donne l’impression de devoir ajouter
des mots aux mots comme si aucun ne pouvait jamais le satisfaire, comme si
l’accumulation des images, des qualificatifs, des saillies descriptives, lui
offrait la moins mauvaise alternative à l’appréhension de ne jamais pouvoir
écrire le sexe comme on l’éprouve.
Reste le rat. Étalon de la figure
repoussoir s’il en est, de laboratoire ou d’égouts, sans autre fonction
attribuée que celle de charrier les contaminations, d’envahir les rêves et de
plomber la souveraineté du paysage mental. Celle, aussi, ici, presque
panoptique, de considérer ces humains étranges que leurs instincts seuls
semblent mouvoir. Et le lecteur de se souvenir que, derrière le rat, se cache
un auteur. Qui doit prendre un malin plaisir à nous regarder ainsi vivre.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008
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