Romain Verger
Friedrich, Les Blanches falaises de Rügen |
« La Beauté : est-elle plus difficile que l’amour ? » C’est à cette question ambitieuse que Corinne Bayle se confronte dans son dernier livre, question qui oriente ses réflexions et rêveries autour de l’art, et dont la réponse plurielle s’enrichit au fil d’un réseau complexe d’échos et de correspondances littéraires et personnelles. Une beauté dont l’harmonie et l’élégance ont été soldées par notre modernité « pour prendre le visage de la fureur ». Rimbaud l’assied sur ses genoux et avant lui, Baudelaire lui tord le cou en raillant cette nature si chère aux Romantiques, en changeant les torrents de larmes en « fontaine de sang », la sensiblerie en ironique cruauté.
« De quoi sommes-nous les dépositaires ? Écriture blanche, toiles noires, sons discordants. Elle éclate de tous ses conflits, entre laideur et sublime, académisme et désordre. Je l’aimerais harmonie, mosaïque de ces contradictions... »
L’auteur n’entend pas verser dans la nostalgie romantique. Elle s’en défend, même si l'on en perçoit continûment la force magnétique. S’y exprime plutôt un refus de la vulgarité et des facilités esthétiques d'aujourd'hui, un mépris désenchanté pour ce « monde qui a oublié jusqu’à la dernière goutte de splendeur mais dont les traces inviolables n’en finissent pas de scintiller ou de clignoter au néon. »
La Beauté est sauve tant qu’elle déclenche la commotion et l'illumination. De cette Beauté noble, qui comble l'être, l’auteur entrevoit le souvenir, comme des fragments de comètes éblouissant la nuit, à l’occasion d’expériences de reconnaissance fugace, arrachées aux sensations, aux rêves intranscriptibles. « La Beauté a pour moi cette urgence hallucinée habitée de hantises. » Elle lui apparaît encore dans le souvenir de Peau d’âne, dans l’élégance désintéressée de Catherine Deneuve, chantant dans sa masure perdue au fond des bois.
Le livre échappe aux formes traditionnelles de l’essai pour suivre un parcours fait d’errances et de divagations, une rêverie hantée de présences et références culturelles multiples — empruntées aux XIXe et XXe siècles —, qui entrent en dialogue entre elles comme avec les propres souvenirs de l’auteur. Outre la richesse et la subtilité des analyses, m’a particulièrement touché son approche de l’art qui fait fi du dogmatisme et de la sèche dissection pour se laisser librement impressionner par les affects sollicités par telle ou telle œuvre, à l’image d’une plaque sensible. Cette déformation assumée n’en ouvre pas moins les arcanes de la création en nous dépeignant un art incarné, poreux des formes qui l'entourent, ému et vivant.
Friedrich, La Mer de glace. |
En s’intéressant tour à tour aux motifs de la nuit, du rêve, des larmes, de la musique — j'en oublie — , Corinne Bayle évoque des affinités qui transcendent les arts et les genres, à l’exemple de Nerval dont les figures féminines inspirées d’Hoffmann, empruntent à la réalité et à la fiction pour nourrir Pandora, comme la fascination de René Char pour la poésie d’Hölderlin ou bien encore l’effet déclencheur qu’ont exercé Les filles du feu sur la vocation littéraire de Cendrars. Plus largement, l’auteur donne à voir comment l’art travaille en nous en imprégnant nos existences et inversement, de quelle manière notre quotidien se démesure à son contact, pour acquérir sa pleine envergure. La question des voix en est le fil conducteur : cette « voix calme et comme assourdie, ou doucement rieuse » du grand-père, la « voix d’or » de Blanche de Mortsauf, héroïne du Lys dans la vallée qui, dans l’imaginaire de l’auteur, se confond avec le timbre de Delphine Seyrig. Voix et chant qui fondent l’origine de la poésie. Enfin, « Opéra fabuleux » selon l’expression rimbaldienne, dans le concert duquel nous poussons nos propres voix.
Victor Hugo par Auguste Vacquerie |
En remontant le fil de son enfance, l’auteur adopte un mode de perception typiquement nervalien, où le réel, l’imaginaire et la culture se mêlent indissolublement pour ne faire qu’un. Ainsi des souvenirs de lecture de la Comtesse de Ségur dont le véritable nom de Sophie Rostopchine développe dans l’imaginaire de l’enfant, encore tout attaché à la matérialité de la langue, une rêverie onomastique qui métisse ses contes : « Le nom de l’écrivain ouvre toute une perspective de neige et de troïkas, de sapins noirs, de rivières glacées, de traîneaux garnis de fourrure, d’églises aux bulbes torsadés, d’immenses domaines où travaillent durement des moujiks et des serfs un peu sauvages. » Ailleurs se superposent la géographie arlésienne de Van Gogh et les territoires de l’enfance, confusion entretenue par la figure d’un père qui aimait à reproduire les toiles du maître : « Oui, grâce à vous [Van Gogh], je vois ce pont par les yeux de mon père, je le traverse en rêve, quelque part en Camargue ou dans la plaine aride de la Crau. » Telle encore cette sensation de vertige éprouvée dans un cauchemar d’enfance que réveille la vue des Blanches falaises de Rügen de Caspar David Friedrich, lui faisant entrevoir l'enracinement intérieur et psychique des gouffres physiques. Ailleurs, le suicide de Nerval se double du souvenir douloureux de la perte d’un être cher.
Un livre dévolu aux puissances romantiques de la nuit, cette nuit initiatrice qui « exacerbe l’imaginaire » et rend toute chose plus violente, nuit où le visible puise paradoxalement sa source. Du somnambulisme clairvoyant du Prince de Hombourg aux dialogues spirites de Hugo, en passant par les lucidités oniriques de Novalis et de Nodier, Au clair de la nuit parcourt ces chemins qui, pour conduire au plus pur éblouissement, se doivent de traverser les gouffres.
Corinne Bayle, Au clair de la nuit, Éditions du Noroît, 2012. 20€
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