vendredi 23 novembre 2012

Marshall McLuhan, La Mariée mécanique, folklore de l’homme industriel



Ça gratouille et ça chatouille
Éric Bonnargent


Andy Warhol, Mao.
Publié en 1951, La Mariée mécanique, folklore de l’homme industriel est le premier livre de Marshall McLuhan, philosophe et sociologue canadien né en 1911 et décédé en 1980. C’est en médecin que l’auteur s’intéresse à la société américaine. 59 textes permettent de poser le diagnostic : l’homme industriel souffre d’une « annihilation de l’ego » transmise par les médias. McLuhan n’est pas un donneur de leçons, il ne s’indigne pas (« Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu ») et ne prescrit aucun remède ; il espère seulement éveiller les consciences afin se développent « des stratégies individuelles. »
Bien que ces textes s’appuyant sur des illustrations d’époque (Unes de journaux, extraits de B.D., publicités…) aient été écrits il y a plus de 50, ils  restent d’actualité, mis à part peut-être en ce qui concerne le culte de l’hygiène, l’éducation mixte ou la condition des femmes. Et encore, ces sujets méritent toujours d’être interrogés. McLuhan voit par exemple dans la libération des femmes (qu’il ne réprouve pas pour autant) un nouvel esclavage : à la mode qui, paradoxalement, lui est imposée par des hommes et la transforme en machine à séduire : « Et la jeune fille élégante marche et se comporte comme si elle était un bel objet plutôt qu’une personne consciente d’elle-même. »

Pour le reste, les dérives des sociétés occidentales sont toujours les mêmes et sont peut-être même encore plus flagrantes aujourd’hui. À propos de la presse, en particulier du New York Times (le lecteur français lira Le Monde), McLuhan note à quel point l’information est devenu un spectacle, celui des passions humaines : il s’agit de « transformer les nouvelles du monde en un romantique roman quotidien fait d’épisodes de capes et d’épées et d’intrigues fascinantes concoctées par diverses ambassades. » L’objectif d’un journal est de faire naître de l’émotion et ce n’est pas pour rien, rappelle-t-il, que le « gros titre » est apparu lors des guerres napoléoniennes : « Le gros titre est un cri primitif enragé, triomphal, angoissé ou alarmiste. » Si la plupart des magazines sont les marqueurs d’un égalitarisme démocratique pervers cherchant à avilir les grands hommes (stars en tout genre, grands patrons, politiques…) pour en faire des hommes ordinaires ayant simplement eu un peu plus de chance que les autres, d’autres, plus rares, comme Time (Télérama) abolissent l’esprit critique de leurs lecteurs en leur faisant croire qu’ils sont eux aussi des happy few devant, en tant que tels, souscrire à leurs dires. L’« annihilation de l’ego » prend toute son ampleur avec la publicité à laquelle McLuhan consacre de nombreuses pages. La publicité prescrit au réel son mode d’être. Les slogans sont des « images totémiques » simples et claires qui, par « la consommation de produits uniformisés », met en place « un communisme pratique plutôt que théorique. » L’acquisition de ces objets permet de s’identifier, voire de rivaliser avec son voisin et cela tant et si bien que la publicité, comme le montre aujourd’hui plus particulièrement encore la téléphonie, fait naître en chacun de nous « une tendance à vivre non seulement en fonction des marchandises présentes, mais également futures. » Je consomme donc je suis et « ne pas posséder certains des nouveaux modèles marque l’homme du sceau de l’échec économique. » La richesse n’a ainsi plus pour fonction de se libérer du travail pour s’investir dans la vie publique, le mécénat ou la culture, mais « de se conformer aux normes » imposées par la publicité à travers les différents médias. Cette déspiritualisation de l’homme industriel a modifié son rapport au travail. L’homme qui ne consomme pas s’ennuie et le travail non seulement amène des revenus, mais il « est le narcotique de l’ennui, comme l’ennui est l’éperon du travailleur. »
L’appât du gain est tel que le rapport à l’éducation s’est totalement transformé. Le professeur n’est plus respecté, ni par les citoyens ordinaires car par sa « pauvreté volontaire et non compétitive, le professeur se pose comme un reproche adressé au reste de la communauté qui s’est engagé dans la bousculade de la récompense monétaire », ni par ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique car « faire évoluer des individus à l’esprit fort et au caractère indépendant revient à créer une marchandise pour laquelle il n’y a aucune commande. Pourquoi former des individus si la seule vie possible est le rêve collectif fait de tâches uniformes et de divertissement massif ? » Comme en témoigne la morale populaire, ce sont toutes les valeurs qui ont été bouleversées. En s’intéressant à la BD et au cinéma, McLuhan montre qu’un adage comme « Le crime ne paie pas » est l’expression de la faillite morale de notre temps car « il implique que si le crime pouvait payer, alors la ligne de démarcation entre la vertu et le vice disparaîtrait. » Le gangster est le héros tragique moderne. Admiré pour sa volonté farouche de réussir, il possède les mêmes vertus qu’un chef d’entreprise, sauf qu’il s’est engagé dans la mauvaise voie, celle qui échoue forcément. Le crime ne paie pas, la respectabilité si. L’honneur est sauf.
Le confort dans lequel patauge l’homme industriel l’installe dans une certaine médiocrité qui n’est supportable qu’à condition que des activités cathartiques s’offrent à lui. L’industrie du cinéma, de la littérature populaire et de la BD permet de se défouler de toutes nos frustrations. Si les analyses de McLuhan consacrées à John Wayne, Tarzan, Sherlock Holmes… sont passionnantes, celle consacrée à Superman est sans doute la plus pertinente. Superman est « le rêve éveillé » de Clark Kent et nous sommes tous des Clark Kent ! Avec Superman, toutes nos frustrations volent en éclat. Aimé des femmes qui se refusent à nous, il se situe au-delà des lois et réduit la justice à la loi du Talion. C’est parce que les solutions violentes sont plus efficaces que « processus laborieux de la vie civilisée » que l’on peut dire que « les attitudes adoptées par Superman en réponse aux problèmes sociaux actuels reflètent les méthodes totalitaires brutales de l’esprit immature et barbare. » McLuhan aurait sans doute noté que la multiplication actuelle des films consacrés aux superhéros n’est pas étrangère à la fascisation de la société contemporaine…
Ces quelques lignes n’offrent qu’un aperçu des analyses menées par McLuhan. Aucun domaine n’échappe à sa critique, ni la presse locale, ni la littérature, ni la TV, ni la radio, ni le cinéma, ni le sport (à propos du soccer, il écrit qu’il s’agit d’un jeu « joué devant des foules immenses, qui se trouvent sur la touche dans la vie aussi bien que dans le sport »). Son objectif est, en bon héritier de Tocqueville, de nous mettre en garde contre les dérives des démocraties modernes. L’uniformisation des goûts, la perte de l’esprit critique et l’obsession pour le confort matériel sont le signe d’un nouvel esclavage. McLuhan peut alors conclure : « Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort. »


Une version plus courte de cet article a été publiée dans Le Matricule des Anges, octobre 2012.





Marshall McLuhan, La Mariée mécanique. Folklore de l’homme industriel. Traduit de l’anglais (Canada) par Émilie Notéris.

30 €

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