Ça gratouille et ça
chatouille
Éric Bonnargent
Andy Warhol, Mao. |
Publié
en 1951, La Mariée mécanique, folklore de
l’homme industriel est le premier livre de Marshall McLuhan, philosophe et
sociologue canadien né en 1911 et décédé en 1980. C’est en médecin que l’auteur
s’intéresse à la société américaine. 59 textes permettent de poser le
diagnostic : l’homme industriel souffre d’une « annihilation de l’ego » transmise par les médias. McLuhan
n’est pas un donneur de leçons, il ne s’indigne pas (« Mais le temps de la colère et de la
protestation n’est pas encore venu ») et ne prescrit aucun
remède ; il espère seulement éveiller les consciences afin se développent « des stratégies individuelles. »
Bien
que ces textes s’appuyant sur des illustrations d’époque (Unes de journaux,
extraits de B.D., publicités…) aient été écrits il y a plus de 50, ils restent d’actualité, mis à part peut-être en
ce qui concerne le culte de l’hygiène, l’éducation mixte ou la condition des
femmes. Et encore, ces sujets méritent toujours d’être interrogés. McLuhan voit
par exemple dans la libération des femmes (qu’il ne réprouve pas pour autant)
un nouvel esclavage : à la mode qui, paradoxalement, lui est imposée par
des hommes et la transforme en machine à séduire : « Et la jeune fille élégante marche et se
comporte comme si elle était un bel objet plutôt qu’une personne consciente
d’elle-même. »
Pour
le reste, les dérives des sociétés occidentales sont toujours les mêmes et sont
peut-être même encore plus flagrantes aujourd’hui. À propos de la presse, en
particulier du New York Times (le
lecteur français lira Le Monde),
McLuhan note à quel point l’information est devenu un spectacle, celui des
passions humaines : il s’agit de « transformer les nouvelles du monde en un romantique roman quotidien
fait d’épisodes de capes et d’épées et d’intrigues fascinantes concoctées par
diverses ambassades. » L’objectif d’un journal est de faire naître de
l’émotion et ce n’est pas pour rien, rappelle-t-il, que le « gros
titre » est apparu lors des guerres napoléoniennes : « Le gros titre est un cri primitif enragé,
triomphal, angoissé ou alarmiste. » Si la plupart des magazines sont
les marqueurs d’un égalitarisme démocratique pervers cherchant à avilir les
grands hommes (stars en tout genre, grands patrons, politiques…) pour en faire
des hommes ordinaires ayant simplement eu un peu plus de chance que les autres,
d’autres, plus rares, comme Time (Télérama) abolissent l’esprit critique
de leurs lecteurs en leur faisant croire qu’ils sont eux aussi des happy few devant, en tant que tels,
souscrire à leurs dires. L’« annihilation
de l’ego » prend toute son ampleur avec la publicité à laquelle
McLuhan consacre de nombreuses pages. La publicité prescrit au réel son mode
d’être. Les slogans sont des « images
totémiques » simples et claires qui, par « la consommation de produits uniformisés », met en place « un communisme pratique plutôt que théorique. »
L’acquisition de ces objets permet de s’identifier, voire de rivaliser avec son
voisin et cela tant et si bien que la publicité, comme le montre aujourd’hui
plus particulièrement encore la téléphonie, fait naître en chacun de nous
« une tendance à vivre non seulement
en fonction des marchandises présentes, mais également futures. » Je
consomme donc je suis et « ne pas
posséder certains des nouveaux modèles marque l’homme du sceau de l’échec
économique. » La richesse n’a ainsi plus pour fonction de se libérer
du travail pour s’investir dans la vie publique, le mécénat ou la culture, mais
« de se conformer aux normes »
imposées par la publicité à travers les différents médias. Cette
déspiritualisation de l’homme industriel a modifié son rapport au travail.
L’homme qui ne consomme pas s’ennuie et le travail non seulement amène des
revenus, mais il « est le narcotique
de l’ennui, comme l’ennui est l’éperon du travailleur. »
L’appât
du gain est tel que le rapport à l’éducation s’est totalement transformé. Le
professeur n’est plus respecté, ni par les citoyens ordinaires car par sa
« pauvreté volontaire et non
compétitive, le professeur se pose comme un reproche adressé au reste de la
communauté qui s’est engagé dans la bousculade de la récompense monétaire »,
ni par ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique car « faire évoluer des individus à l’esprit fort
et au caractère indépendant revient à créer une marchandise pour laquelle il
n’y a aucune commande. Pourquoi former des individus si la seule vie possible
est le rêve collectif fait de tâches uniformes et de divertissement
massif ? » Comme en témoigne la morale populaire, ce sont toutes
les valeurs qui ont été bouleversées. En s’intéressant à la BD et au cinéma, McLuhan
montre qu’un adage comme « Le crime ne paie pas » est l’expression de
la faillite morale de notre temps car « il implique que si le crime pouvait payer, alors la ligne de
démarcation entre la vertu et le vice disparaîtrait. » Le gangster est
le héros tragique moderne. Admiré pour sa volonté farouche de réussir, il
possède les mêmes vertus qu’un chef d’entreprise, sauf qu’il s’est engagé dans
la mauvaise voie, celle qui échoue forcément. Le crime ne paie pas, la respectabilité
si. L’honneur est sauf.
Le
confort dans lequel patauge l’homme industriel l’installe dans une certaine
médiocrité qui n’est supportable qu’à condition que des activités cathartiques
s’offrent à lui. L’industrie du cinéma, de la littérature populaire et de la BD
permet de se défouler de toutes nos frustrations. Si les analyses de McLuhan
consacrées à John Wayne, Tarzan, Sherlock Holmes… sont passionnantes, celle
consacrée à Superman est sans doute la plus pertinente. Superman est « le rêve éveillé » de Clark Kent et
nous sommes tous des Clark Kent ! Avec Superman, toutes nos frustrations
volent en éclat. Aimé des femmes qui se refusent à nous, il se situe au-delà
des lois et réduit la justice à la loi du Talion. C’est parce que les solutions
violentes sont plus efficaces que « processus
laborieux de la vie civilisée » que l’on peut dire que « les attitudes adoptées par Superman en
réponse aux problèmes sociaux actuels reflètent les méthodes totalitaires
brutales de l’esprit immature et barbare. » McLuhan aurait sans doute
noté que la multiplication actuelle des films consacrés aux superhéros n’est
pas étrangère à la fascisation de la société contemporaine…
Ces
quelques lignes n’offrent qu’un aperçu des analyses menées par McLuhan. Aucun
domaine n’échappe à sa critique, ni la presse locale, ni la littérature, ni la
TV, ni la radio, ni le cinéma, ni le sport (à propos du soccer, il écrit qu’il s’agit d’un jeu « joué devant des foules immenses, qui se trouvent sur la touche dans la
vie aussi bien que dans le sport »). Son objectif est, en bon héritier
de Tocqueville, de nous mettre en garde contre les dérives des démocraties
modernes. L’uniformisation des goûts, la perte de l’esprit critique et
l’obsession pour le confort matériel sont le signe d’un nouvel esclavage.
McLuhan peut alors conclure : « Aujourd’hui,
le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en
responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de
l’utilité et du confort. »
Une version plus courte de cet article a été publiée dans Le Matricule des Anges,
octobre 2012.
Marshall
McLuhan, La Mariée mécanique. Folklore de
l’homme industriel. Traduit de l’anglais (Canada) par Émilie Notéris.
30 €
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