De l'amour à l'hommage surréalistes
Marc Villemain
Farid Daz - Le deuil |
Éditions Maurice Nadeau |
A la page 41, Alain Joubert semble vouloir entrer dans le drame de la mort : « C’est de cela, maintenant, que je vais traiter », écrit-il avec ce vocabulaire qui ne cesse, tout au long du livre ou presque, de résonner d’étranges accents froids, criblés des réflexes d'une langue assez courante, et d’un humour dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est parfois un peu déplacé. Eh bien non, deux paragraphes plus tard, retour à l’histoire du surréalisme, à ses rencontres, aux correspondances qu’il tint avec tel ou tel, à la 8è Exposition inteRnatiOnale du Surréalime (EROS), à l’évocation de quelques figures éminentes, Benjamin Péret, Jean Benoît, Jodorowsky et quelques autres.
Page 64, on se dit que ça y est, qu’on y est, même si la manière d’y venir et de l’annoncer peut surprendre : « J’approche à pas de loup du moment où il va bien falloir que je parle de la mort de Nicole, puisque c’est ce qui justifie ce que je suis en train d’écrire ». Nouvelle déception : « Qu’on me laisse, pourtant, relater encore deux ou trois choses qui rendirent notre existence moins ordinaire ». Viennent alors quelques digressions sur Mai 68, où l’on retrouve cet usage intensif, presque naïf, d’un point d’exclamation qui fait décidément florès dans ce livre : « De barricade en barricade, ils restèrent jusqu’au bout de la nuit, les yeux rougis par les gaz, déterminés comme jamais ! De quoi vous mettre du baume au cœur ! ». Et encore : « Sachez quand même que, malgré sa réputation, la police est mal faite : je ne vous dirai pas pourquoi, cela nous entraînerait trop loin ! ». Bon, on apprend qu’il a envie d’acheter une maison dans les Cévennes (mais il faut « refaire le toit, et amener les engins indispensables »), ou que le couple voyage un peu, en Yougoslavie, à Venise ou en Corse. Nicole Espagnol demeure singulièrement absente de ce récit, et c’est bien cela qui nous trouble, quand on s’attend à la voir surgir à chaque page. Au final, on ne saura d’ailleurs pas grand-chose d’elle, conformément à sa volonté sans doute, qu’Alain Joubert respecte avec beaucoup de scrupules. On saura l’essentiel, toutefois, plus tard, quand l’auteur se sera débarrassé des scories historiques ou anecdotiques, et qu’enfin il aura recouvré les accents d’amour et de dévotion qu’il éprouva sa vie durant.
Enfin nous y voilà, page 71, juste après une « plaisanterie facile », dont il est écrit qu’elle est « paradoxalement destinée à me faciliter la transition vers ce que je dois maintenant aborder sans autre atermoiement : la mort de Nicole. » Sans doute n’y entrons-nous pas de plain-pied, et sur quelques pages encore nous confrontons-nous à un humour dont on se dit qu’il est sans doute l’écho d’un caractère surréaliste. Tout couple qui sait que l’amour engage au-delà des conjoints et de la vie ne peut pas ne pas songer au départ de l’autre. Pour ceux-là, il est toujours question de partir à deux. Mais Alain Joubert devait-il parler des « difficultés techniques » inhérentes à ce geste ? Devait-il évoquer, dans un demi-sourire, « l’utilisation inhabituelle des transports en commun » ? Devait-il charger la barque au point d’écrire, au moment où la santé de sa compagne décline et qu’il faut par conséquent renoncer à un projet de vacances, qu’il doit annuler les réservations « la mort dans l’âme, c’est le cas de le dire » ? Tout du long, le lecteur tentera de mettre ces remarques sur le compte d’un humour surréaliste incompris, qui fait passer pour des maladresses ce qui est peut-être l’éthique d’une existence. Et, jusqu’au bout, se convaincra que le chagrin, la pudeur, la blessure, expliqueront ces drôles de manières, les maladresses d’un livre au sujet et à l’intention pourtant incontestables.
L’intention narrative d’Alain Joubert n’est pourtant pas mauvaise en soi. En choisissant de rapporter par ses aspects les plus matériels ce qu’induisent la préparation à la mort et la mort elle-même, il s’épargne tout péché de sensiblerie, revenant ainsi dans l’écho direct de Nicole, qui « a fixé chimiquement en moi le besoin de lucidité. » Il n’en demeure pas moins que, pudeur personnelle ou manière surréaliste, il est difficile, pour le lecteur, de ne pas entendre dans cette distance, nécessaire à l’être endeuillé pour faire face à l’affront des jours, une sorte de désinvolture. Cette impression cesse toutefois dès lors que Nicole envahit enfin le récit, inspirant à Joubert ses mots les plus justes, lui qui doit désormais apprendre à « ne plus être que l’un sans l’autre » et à « sublimer l’absence en présence. » Aussi a-t-il tort de nous avertir qu’il s’apprête, à un certain moment, à nous livrer des « considérations intimes destinées à faire ricaner les imbéciles », car c’est alors que le récit touche juste, c’est alors seulement que le lecteur voit cesser en lui l’envie de ricaner. Et tout ce qu’il écrit sur la vie quotidienne, sur la chaise de Nicole qui, autour de la table, est devenue sienne, sur cette brosse à dents qu’il ne se résout pas à enlever de son verre, sur cette manière qu'il a d’intervertir les deux oreillers pour « s’endormir à l’endroit même où tu avais cessé de vivre », sur son goût nouveau pour le yaourt, toutes ces confessions constituent autant de saillies qui, seules, font revivre Nicole et l’amour du couple.
Reste Nicole elle-même, dont on devine l’extrême délicatesse de l’esprit. Ce mot, bien sûr, abandonné dans un secrétaire, et qu’il découvrira un jour qu’il faisait quelque rangement, ce mot d’amour et d’adieu dont on n’a pas de peine à imaginer qu’il ait bouleversé son récipiendaire. Enfin cette agate, pierre sous la surface de laquelle on voit bouger « une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir au creux de notre main, une goutte d’eau qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains », et qui inspirera son titre si beau à ce livre si déconcertant.
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 6, septembre/octobre 2007
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