Des
mots et des bombes
Éric Bonnargent
Eduardo Chillida, Bikaina IV |
Bien
que le terrorisme basque ait été pendant plusieurs dizaines d’années au centre
de l’actualité espagnole, aucun romancier n’a eu le courage d’aborder le sujet.
Aucun, sauf Juan Francisco Ferré qui écrivit La Fête de l’âne en 2005, au plus fort de la lutte contre l’ETA. Pour
se moquer de la frilosité du monde des lettres, le préambule affirme que ce
roman, à cause de sa « nature
séditieuse », n’a été publié qu’en 2997 aux États-Unis de Chine.
Tout
commence par la reconstitution de l’attentat de 1973 qui coûta la vie à
l’amiral Carrero Blanco, alors considéré comme l’héritier de Franco. Présent
sur les lieux, Gorka K., le personnage principal, est après quelques minutes contraint
d’admettre que la voiture sous laquelle a explosé la bombe n’est pas
retombée :
« Elle n’est pas tombée, elle n’a pas pu
tomber, peut-être ne tombera-t-elle jamais. Quand bien même s’efforceraient-ils
d’affirmer le contraire, de nier les évidences, les preuves, lui l’a vue se
soulever vers le ciel, tel un messager médiatique, et ne jamais retomber. Elle
doit toujours être là, suppose Gorka, comme un vaisseau stationné dans la
stratosphère, avec sa sobre carrosserie percée, ses roues crevées, les quatre embouchures
d’entrée ou de sortie et son étrange équipage de fantômes dépecés. Peut-être
attend-elle mystérieusement son heure pour revenir, telle une figure
légendaire, et ne fait-elle que s’attarder là-haut, dans son purgatoire aérien,
à seule fin de faire une blague pénible. »
Loin
d’être une « une blague pénible »,
La Fête de l’âne est plutôt une farce
macabre. Les lois de la logique et de la psychologie ont aussi explosé car
loin d’être terrorisée, la foule est prise d’un joyeux délire : certains barbotent
déjà dans le cratère transformé en piscine par la rupture des canalisations
d’eau tandis que d’autres amènent « des
planches d’un chantier voisin, des échelles et des échafaudages afin de
construire une infrastructure insolite de plongeoirs et de rampes. » Le
grand-guignolesque est en marche : Gorka K. s’acharne à tirer sur un homme
qui se relève à chaque fois plus vite, un zombi constitué des restes de quatre
terroristes s’étant fait sauter par accident sort de son cercueil, dans un
village, une fête de l’âne grotesque et anti-christique dégénère, etc. Les lois
de la narration ont aussi volé en éclats : les chapitres se présentent
comme des fragments qu’il serait inutile de vouloir remettre en ordre.
L’absurde, tantôt bouffon, tantôt sinistre, est la règle. Gorka K. lui-même est
protéiforme. Ses masques sont aussi ridicules et inquiétants que les cagoulesde ses coreligionnaires. Jeune conseiller municipal nationaliste, il se
transforme en tueur implacable, en femme officier de la garde civile (comme son
homonyme kafkaïen, il a parfois des réveils difficiles : « Un matin, après un rêve aussi agité que de
coutume depuis quelques années, Gorka se réveilla transformé en monstrueuse
créature méconnaissable ») et même en vieille transsexuelle tenancière
d’un bar dont les murs sont tapissés des photographies légendées de ses
victimes et où il/elle sert à quelques épaves son fameux cocktail au goût de
sperme, la « voiturexplosive »…
Si
La Fête de l’âne est un livre drôle,
son comique est grinçant et permet à Ferré de s’emparer de ce sujet difficile en
évitant un ton doctrinal ou moralisateur. L’écrivain tire à boulets rouges sur
le terrorisme indépendantiste. Les pratiques sexuelles fétichistes,
narcissiques et sodomites de Gorka K., parangon du terroriste basque, en font
un macho sinistre et grotesque. L’air de rien, Ferré s’en prend aussi bien à la
politique gouvernementale qui accorda une amnistie rémunérée aux membres de l’ETA
dans les années 80 qu’aux discours séparatistes, notamment en se mettant en
scène dans une émission télévisée où il est invité pour parler de son roman
tantôt nommé Le Festival de la bourrique, La Nativité de l’onagre, Le Festin de l’étalon, etc. Avec son
« visage simiesque », sa
« voix rauque et affectée »
et « son alopécie galopante »,
son double défend l’idée d’un décret royal accordant l’indépendance aux
Basques, ces « troglodytes »
qui, avec « leur histoire
désastreuse et leur malheureuse sous-culture forestière »,
laisseraient enfin en paix le reste du pays. D’ailleurs, la critique des
médias, et de la télévision en particulier, occupe une place centrale. Ferré
dénonce leur pusillanimité et leur rôle ambigu dans la propagande
indépendantiste. Un attentat n’a d’intérêt que si on en parle. Sans les médias,
le terrorisme n’existerait pas. Après chacun de ses actions, Gorka allume son
poste :
« Tuer, regarder la télé. Tuer puis regarder
la télé, comme si c’était une conséquence naturelle. Il l’a souvent fait. Très
souvent. Il recommencera. Il aime ça. Il en retire du plaisir. »
Le
propos de Ferré n’est cependant pas manichéen car s’il accuse les médias
d’avoir participé sans le vouloir à la propagande basque (c’est d’ailleurs
« en regardant impuissant et désarmé
la télévision, que naquit la vocation militaire de Gorka »), il
reconnaît aussi que le trop-plein d’images a fini par créer un sentiment
d’unité nationale ayant peu à peu marginalisé l’ETA.
Plus
qu’une simple attaque contre le nationalisme basque, La Fête de l’âne est une plongée dans le mal. Le lecteur y
rencontrera d’anciens Nazis et ne pourra pas s’empêcher d’être glacé d’horreur
par certains chapitres dont celui consacré à l’exécution de tout un conseil
municipal ou à celui du viol d’une jeune militante par une bande de motards
tout droit sortie de Mad Max. Et ce
n’est sans doute pas pour rien que le médecin légiste, si affairé, est qualifié
de « dernier des humanistes »…
Par son écriture et par sa construction, La
Fête de l’âne est un roman d’une grande qualité, l’un des livres les plus
marquants de l’année 2012.
(article paru dans une version plus courte dans Le Matricule des Anges, novembre/décembre 2012)
Juan
Francisco Ferré, La Fête de l’âne.
Traduit de l’espagnol par François Monti. Passage du Nord-Ouest. 21€
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