vendredi 29 mars 2013

Carlos Calderón Fajardo, La conscience de l’ultime limite

Mille-et-une nuits sanglantes
Éric Bonnargent

« Si tu ne maîtrises pas le monde, imagine-le. »




Julio Gala, Sans titre (2003)
Né en 1946, Carlos Calderón Fajardo est un écrivain péruvien qui, bien que salué par la critique et plusieurs fois primé, occupe une place spéciale dans le monde des lettres latino-américaines : inclassable, son œuvre mêle l’esprit du roman gothique à celui du polar contemporain tout en ayant une forte dimension intellectuelle (intertextualité, intrigues gigognes, réflexion sociologique…). Publié en 1990, La conscience de l’ultime limite vient d’être traduit en français pour l’Arbre Vengeur, dans la collection dirigée par Robert Amutio, le traducteur de Roberto Bolaño.
Le destin de Calderón, le narrateur, un journaliste sans envergure, a basculé le jour où il a « passé un pacte avec l’illusion, avec l’obscur. » Pour remplir la une de la page des faits-divers restée vierge suite à la négligence de ses collègues, Calderón a inventé l’assassinat atroce d’une jeune femme par son amant qui a ensuite violé son cadavre avant de le décapiter. L’article, agrémenté d’une photo truquée dans laquelle Rosita, sa secrétaire et maîtresse, joue la victime, a connu un tel succès auprès du lectorat assoiffé de sang que Nicolás, le rédacteur-en-chef, a décidé de créer une rubrique, « La chronique du crime de l’étrange », que Calderón a dû alimenter nuit après nuit, telle une Schéhérazade de l’horrible. Vampirisé par ses chroniques extraordinaires, Calderón abandonne peu à peu le « roman de la banalité » qu’il était en train d’écrire et est peu à peu assailli par le doute, se demandant « si inventer un crime n’est pas une manière de le commettre. » À quoi bon inventer des crimes alors qu’ils sont toujours de plus en plus nombreux à être commis dans les rues sales et désolées de Lima où Calderón se perd comme dans sa propre vie ? Le succès de ses articles est, comme la jalousie de ses collègues, de plus en plus grand. Mais les premières difficultés surviennent : l’horreur des meurtres réels est telle qu’elle repousse toujours plus loin les limites de l’étrange, obligeant ainsi Calderón à faire des efforts d’imagination de plus en plus grands pour éviter de voir sa rubrique « banalisée, réduite, rongée par les assassinats réels, les assassinats qui se commettaient sans nombre et en tout lieu. » Et le réel finit par rattraper la fiction : des lettres signées « le Dompteur de Mouches » lui sont adressées au journal. Héritier de Thomas de Quincey, leur auteur prétend pratiquer l’assassinat comme l’un des beaux-arts et souhaite voir ses récits intégrer la rubrique de Calderón … Trahi par son imagination, Calderón finit par publier sous son nom les récits du Dompteur sans savoir s’ils sont vrais ou non. Le réel a peut-être vaincu l’imaginaire et il ne reste plus au narrateur qu’à découvrir l’identité du Dompteur…

Bien plus qu’un simple polar, La conscience de l’ultime limite est un roman sur la violence et une méditation sur l’écriture et ses rapports avec une réalité si ambiguë que Fajardo la définit comme étant « une grosse dame qui avait un chat noir sur les genoux et sur laquelle il pleuvait d’abondance. »

Article paru dans Le Matricule des Anges. Février 2013.
 
 Arbre Vengeur, 109 pages, traduit de l’espagnol (Pérou) par Lise Chapuis. 12 €

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