lundi 25 mars 2013

Julia Peker - Cet obscur objet du dégoût

Une éducation au dégoût
Marc Villemain

OIivier de Sagazan - Transfiguration

Lorsqu’un(e) philosophe se penche sur la merde, j’ai tout lieu de penser qu’il faut aller renifler ça d’un peu près. Entrée en matière aussi attendue que douteuse, je n’en disconviens pas, mais qui n’a pour but que d’attirer l’attention sur ce petit livre passionnant, et dont ce n’est pas le moindre mérite que de nous acculer à quelques questionnement plus décisifs qu’il y paraît.

Nous savons bien ce qu’est le dégoût : il suffit de nous regarder lorsque nous devons y faire face. Un haut-le-cœur, une moue édifiante, un mouvement de rejet ou de dénégation, à l’occasion un spasme vomitif : un cheveu sur la soupe, et ce sont les nôtres qui se hérissent. Voilà pour les affects. Or, force est d’admettre avec Julia Peker que « la réaction de défense invoquée se heurte au caractère bien souvent inoffensif de la situation. » Et si le dégoût est répertorié par la neurobiologie au rang des émotions primaires, il n’en peut pas moins « devenir une véritable nausée, confondant ses effets avec le symptôme médical. » C’est que, sous son apparente évidence, le dégoût, comme le goût, a une histoire : ce qui nous dégoûte aujourd’hui ne nous dégoûtait guère hier. Ainsi de la vermine, dont Julia Peker nous dit que, jusqu’au 16ème siècle, elle n’était en aucun cas considérée comme « sale », rappelant au passage qu’alors « on s’épouille en famille ou en couple avec tendresse. » Dans le sens inverse, et jusqu’au 18ème siècle, l’eau, cette eau dont nous bassinons nos corps à longueur de bains et de douches, ne s’utilisait guère « qu’avec d’infinies précautions », la priorité, pour protéger le corps, étant alors « de le tenir clos », les classes aisées elles-mêmes préférant « s’ensevelir sous des couches de parfums et de poudre afin d’effacer les odeurs corporelles. »

Mais cet ouvrage ne serait qu’intéressant s’il se contentait de déambuler dans l’histoire pour montrer combien notre rapport au propre et au sale, au pur et à l’impur, a pu ou peut être changeant, et ô combien conditionné. Julia Peker va donc bien au-delà, interrogeant surtout l’ambivalence, terme psychanalytique par excellence, de nos aversions. Et se fait très persuasive lorsqu’elle avance par exemple que « la véritable force du dégoût, c’est la dénégation du désir qui est à l'oeuvre à travers lui. Il fait partie de ces armes brandies par la conscience pour faire barrage à certaines idées, et l’accès à cette réalité ambivalente n’a rien de spontané. » C’est que, « comme le goût, le dégoût s’éduque. » Et cela d’autant plus qu’il peut s’avérer être un « puissant facteur de cohésion sociale, l’intensité des aversions [créant] des divisions puissantes entre les communautés et d’une société à l’autre, à tel point que des divergences peuvent apparaître comme de véritables abîmes creusés dans le sentiment d’altérité. » Dans des paradigmes qui n’ont rien à voir entre eux, le registre lexical du dégoût est d’ailleurs utilisé dans le discours raciste ou antisémite (celui de Céline, par exemple, « expression parmi d’autres de la grande nausée morbide découverte sur le champ de bataille »), aussi bien que dans l’éducation. Ainsi des excréments « dont l’aversion n’a rien de spontané », ce dont atteste le premier mouvement de l’enfant, qui « ne renonce que laborieusement à considérer ce reste comme une partie de lui-même. » Dans un même ordre d’idée, j’ai lu récemment que Le Quotidien du Pharmacien faisait état de recherches visant à mettre au point une gamme de gélules thérapeutiques et cosmétologiques à base d’urine et de bouse. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que « l’inutilité de l’excrétion n’est pas seulement la contrepartie inévitable de l’efficacité d’une production, elle en est également la condition nécessaire. » Mais le fait est que nous devons en permanence « négocier avec nos aversions. » C’est là notre lot, nombre d’entre elles émanant de nous-mêmes, de ces excrétions intimes qui nous sont autant d’objets inappropriables. C’est d’ailleurs « en regard de cette confrontation douloureuse à l’impropre et à l’inappropriable que se définit laborieusement l’identité », comme en témoigne l’obsession hygiéniste ou le fantasme de pureté. Car il y a bien « complicité sourde entre le propre et l’immonde », l’immonde étant, littéralement, « ce qui ne fait pas monde [] et qui n’en existe pas moins pour autant. »  

C’est là résumer à trop grands traits un petit ouvrage très stimulant et très plaisamment écrit. Et si l’on ne peut que regretter un travail éditorial un peu rapide (coquilles, mots oubliés etc…), ce n’est que pour mieux souligner, et ce n’est pas secondaire, la qualité d’une écriture très précise et cohérente, pendant d’une réflexion pleine d’éloquence et d’allant.

Editions Le Bord de l'Eau

Article paru dans Le Magazine des Livres
N° 25 - Juillet-août 2010

6 commentaires:

  1. Ouaip bof .... un livre de plus qui parle de morale.

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  2. De morale, non, certainement pas. Ou alors nettoyé de sa connotation "moraliste". Non, un livre, d'abord très original, et qui interroge plutôt nos "impensés", nos réflexes, ce qui a chacun semble de prime abord évident et qui, pourtant, obéit à une certaine logique, interne ou culturelle.

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  3. Entièrement d'accord avec vous, Marc, et après avoir lu le bouquin, PUIS votre note, je n'y pas vu l'once d'une morale, comme si le philosophe devait s'attacher à une éthique ou contre-éthique, ironisant le rêve, quand la vie le dégoûte même du rêve. En fait, le ravissement, l'écoeurement et les enivrances de nos "impensé", il les éprouve, aime à les décortiquer pour ses occultes effets, le risque immense d'un "plaisir" qui se prend aux dépens de nous.

    Sylvie Besson

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    1. Ah, c'est bien, vous l'avez lu aussi. Intéressant, pas vrai ?

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  4. Oui, Marc, un corps à corps précis, revigorant et si juste sur notre matière ontologique!
    SB

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  5. Cette dimension intensive du critique se double d'une dimension extensive. La mise en examen s'étend à l'entier du monde : à l'histoire, au social, au culturel, au politique, à l'art...Le pur et l'impur (Woolf,me hante!) devient une puissance d'examen illimitée, qui ne fonctionne nullement à partir de sujets choisis, mais accroît démesurément son champ. La matière quasi "poétique" fait feu de tout bois. L'attitude n'est pas la curiosité malsaine (c'est quoi dégueulasse???), mais le souci, une attention à ce qui est, à ce qui a lieu d'être. Puisque ce qui a lieu d'être - et de cacher- ne va pas sans dire , toutes choses doivent passer au tamis du corps pour exister.....Allez, j'arrête mon délire , bref, j'ai remis le nez dedans!!!!!!!!!!

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