Romain Verger
© Sylvia Vale |
"Avançons sans peur aucune, sans crainte des coups, ne cherchons rien
Croisons des hommes qui ont cherché et s’en reviennent
Des qui s’en revenaient, n’avaient rien vu, beaucoup tordus-cinglés
Tournant le dos au soleil, dès le matin baissant l’échine".
Voilà qui résume assez bien les orientations de ce recueil : une fuite éperdue qui semble n’avoir d’autre motif qu’elle-même, voyage sans destination connue, sans dégagement possible : "Mais le passé nous colle partout et même à la peau / Cherchons vainement à nous débattre mais, / Mais foule nous court dessus, sus et liesse, ivrognerie / Des types sont morts rapidement, suicidés pour la plupart". Une écriture en cavale qui ne se pose que pour de brèves haltes, des tableaux fugaces, instantanés saisis en avançant, tels qu’on en rencontre chez Cendrars ou Kerouac.
Les voyageurs semblent mus par un mouvement qui n’a d’autre finalité que lui-même, ils calquent leur fuite sur le vol des oiseaux ou le courant des fleuves et, lorsqu’ils se posent, c’est pour mieux se camper dans l’instable ("On s’installe, nous, dans ce nouveau pays. On vit dans des maisons mobiles. / Jouissons de l’instable, jouissons du tangage qui remue nos planchers lorsque nous bougeons") ou prolonger sa course dans la mobilité des autres, comme cette halte en bord de plage d’où l’on observe la traversée des véliplanchistes. Le recueil est irrigué de métaphores aquatiques (la "terre fluviale", "la mélodie-ruisseau" ou la "mer végétale") qui pointent les flux et les passages, embarquant le poème devenu bateau ivre dans le grand courant héraclitéen. Les pays défilent en zones de transit : Arctique et Antarctique, Irlande, Mongolie, Australie, Afrique... "Nous avançons dans aucun territoire ; c’est entre deux saisons, ni torrent de pluie, ni soleil mortel", "et nous allons".
Faut-il voir dans la vente inaugurale d’un troupeau de bêtes l’événement déclencheur du départ ? On voudrait partir, s’affranchir du troupeau, de son existence d’homme grégaire, renoncer à toute possession pour s’ouvrir au monde et s’oublier dans le divers. À moins qu’en devenant troupeau nomade, le sujet se décentre, le poète renonçant à sa posture princière et à sa parole prophétique pour s’ouvrir aux voix de la horde. Les vers débutent ainsi souvent par un verbe sans sujet, qui esquisse des mouvements, prédicats anonymes et indifférenciées : "Fuyons sur cette grande route derrière charrues tracteurs", "Apprîmes que plus haut, on s’acharnait sur les roseraies". L’écriture de Joël Roussiez épingle quelques figures individuelles que le récit tend à faire se croiser en trajectoires absurdes :
"Mc Callagan a rencontré Wichinsky. Ont parlé de Papalopoulos et Ibrahim Artha dans le dos de Naraya Jabar et Abdul Macha, alias Kong So, tandis que Garlada haranguait Tsu, lequel marchait en terre islandaise prétendant que là-bas, ils étaient tous noirs".
Ce tour du monde fulgurant est aussi l’occasion de pointer les dérèglements d’une humanité malade : trafic d’organes, conditions de vie dans les camps de travail en Sibérie, pédophilie, exploitation ouvrière... Mais elle capte davantage des trajectoires groupales, mouvements de masses, migrations, exodes, déplacements de populations qui se télescopent, ou bien s’ignorent tout bonnement. Celui qui pensait sortir du troupeau s’y retrouve tôt ou tard mêlé :
"On avance difficilement au travers de marées d’hommesIls fuient comme des troupeaux sur les routes sans fin"."Réclament que pour enfant, on aime à qui mieux mieuxQu’on aime les siens d’abord, puis la tribu entière ensuite...Le reste peut crever, dans l’immédiat, le monde et l’étranger".
Troupeaux, pour tenter de lutter par le nombre — et comme aux premiers temps — contre les forces destructrices de la nature : "Les fureurs du monde s’ébrouent entre les hommes / Tempêtes et grosse grêle cassent maison et moisson". Troupeaux aussi que ces hommes rencontrés en route, qui ont trouvé dans l’ivrognerie le plus efficace des divertissements. Nous et nos troupeaux dessine des mouvements en tous sens saisis dans une étrange intemporalité, comme si manquait de tous temps la clé de cette parade sauvage. Les horizons élémentaires — plaines infinies, banquise, plateaux, savane ou toundra — ne font qu’accroître la vanité des quêtes qui s’y déploient, condamnées à se reproduire indéfiniment sans espoir d’aboutissement :
"Croyait trouver beauté, trouve infini lointain
Une sorte de village blanc, blanc sur blanc de banquise"
"Chacun cherche un centre, avance, c’est tout. Un type : c’est bien !
Vivent comme ça et parfois s’enfuient sur l’horizon blanc
Mais sans penser à rien, pour aller. Le disent en tout cas".
Dans ce recueil aux allures de carnet de voyage atopique, Joël Roussiez questionne l’homme de son écriture incarnée, fût-il grégaire ou abêti. Une tentative de dégagement désenchantée mais non privée d’humour, une épopée puissante et paradoxale traversée par le souffle de l’archaïque et de l’absurde.
Joël Roussiez, Nous et nos troupeaux, La Rumeur libre, 2008. 10 €
Article initialement publié sur le blog La Main de singe, en 2008.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire