Éric Bonnargent
« L’identité
noire, écrivait Beatty dans Slumberland, c’est du passé, et moi,
pour ma part, je ne pourrais m’en réjouir davantage, parce que désormais je
suis libre d’aller au centre de bronzage si j’en ai envie, et j’en ai envie. »
Cette question de l’identité était déjà au cœur d’American Prophet, son premier roman, aujourd’hui traduit aux
éditions du Passage du Nord-Ouest. Ce roman halluciné se présente sous forme de
mémoires. Gunnar Kaufman, le narrateur, commence par raconter sa généalogie.
Parmi ses ascendants des esclaves veules ou opportunistes, des hommes libres en
droit, mais toujours asservis. Son enfance à Los Angeles est heureuse, mais tout
change lorsqu’il quitte Santa Monica pour le ghetto de Hillside où il va lui
falloir apprendre à être un Noir. De manière aussi drôle que percutante, dans
une langue parfois très littéraire, parfois très argotique, Beatty raconte les
mésaventures de Gunnar et de ses deux amis : Scoby, un basketteur amateur
de jazz et Psycho Loco, un redoutable chef de gang. Poète et basketteur de
génie, Gunnar va peu à peu s’imposer et devenir malgré lui le porte-parole
déjanté de la communauté noire.
Vous
avez débuté votre carrière artistique par le slam. En 1990, vous êtes couronné
grand champion de slam au fameux Nuyorican
poets cafe de New-York. Vous publiez ensuite deux recueil de poèmes : Big bank take little bank, en 1991 et Joker, Joker, Deuce, en 1994. Quelles
sont les raisons qui vous ont poussées vers la prose ? Quelle est
l’influence du slam sur votre écriture romanesque ?
Ce qui m'a
poussé vers la prose ? Difficile à dire. Je n'ai jamais été très à l'aise avec
mon statut de poète, et encore moins avec l'étiquette de slameur qu'on m'avait
collée. La longueur de mes poèmes devenait délirante et les deux personnages
principaux d'American Prophet commençaient à prendre corps
dans ma tête. À l'époque, je disais à qui voulait l'entendre que j'avais une
idée de bouquin mais que je ne savais pas encore de quoi il s'agissait. En
rédigeant deux essais que m'avait commandés le Village Voice, je me suis rendu
compte que la prose me rebutait en fait moins que je ne l'avais cru. Je m'étais
mis à la poésie en partie parce que j'appréciais la liberté formelle qu'elle
offrait. Bien sûr, en poésie aussi il existe des "règles", mais je ne
les connaissais pas, et cette méconnaissance de la forme et de la fonction
faisait du medium une sorte de havre dans lequel je pouvais me retrouver seul
avec mes pensées. Comme je suis originaire du sud de la Californie, je prends
toujours autant de plaisir à marcher dans la neige vierge, et dans la page de
poésie, je pouvais contempler la trace que laissaient mes pas. Au milieu des
années 1990, à l'occasion d'un long essai intitulé What set you from, fool ? [T'es
de quel gang, crétin ?, non traduit en français] que j'ai écrit pour NEXT,
une anthologie rassemblant des auteurs de la génération X, je me suis aperçu
que la prose offrait encore moins de limites. Dans cet essai, j'ai commencé à
entendre les échos de la voix de Gunnar Kaufman et, plus important encore
peut-être, j'ai découvert le "décor", qui n'existe pas de la même
manière dans ma poésie.
L'influence de la poésie dans mon écriture est
immense. L'influence du slam, en revanche, est nulle. Le slam n'a d'ailleurs
joué aucun rôle dans ma poésie non plus, mais le concept influence la manière
dont certains me lisent et lisent mon travail, c'est vrai.
Depuis American Prophet, vous avez publié deux autres romans. Tuff (non encore traduit en français) et
Slumberland. Diriez-vous que votre
travail en tant qu'auteur a évolué en quinze ans ?
Je ne
saurais dire si mon travail a évolué en tant que tel, mais j'ai pour ma part un
peu changé, alors mon écriture doit quelque part refléter ces changements, oui.
J'écris parce que... je ne sais pas, à vrai dire, pourquoi j'écris. Mais
j'écris. Pour moi, l'écriture n'est ni une religion, ni un sport, ni de la
Scientologie. Et je ne pense pas qu'un auteur devrait viser autre chose que,
peut-être, le point final à la fin de son texte.
Dans
l’avertissement de sa pièce intitulée Les
Nègres, Jean Genet se demande : « Mais, qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Et d’abord, c’est de
quelle couleur ? » Le jeune Gunnar se pose les mêmes
questions : rejeté par les Blancs à cause de sa couleur, il est également
rejeté par les autres Noirs qui considèrent que la couleur de peau ne suffit
pas à faire un Noir. Pouvez-vous répondre aux questions de Jean Genet ?
Cette
citation est géniale. Les questions sont brillantes. Mais je ne parle pas aux
morts et même si c'était le cas, je ne serais pas en mesure de fournir une
réponse susceptible de rendre justice à la question posée. Je ne suis pas sûr,
de toute façon, que Gunnar pose exactement ces questions-là.
Et même s'il les posait mot pour mot, elles seraient différentes dès lors qu'elles seraient sorties de sa bouche à lui. Car il ne partage pas et ne peut pas se permettre de partager (même s'il le voulait) la fausse naïveté de Genet. Quoi qu'un Noir représente à ses yeux, quelle que soit l'idée qu'il s'en fasse, de toute évidence Genet n'en est pas un. Pour lui, le Noir, c'est un autre. Même si Gunnar fait parfois référence aux Noirs à la troisième personne, lui aussi, il s'agit davantage d'un pluriel qui se monte à un et demi ou à deux et demi (je ne parviens pas à trancher). Et une chose est claire, en tout cas, c'est que ce demi-là, quel qu'il soit, n'est pas français.
Et même s'il les posait mot pour mot, elles seraient différentes dès lors qu'elles seraient sorties de sa bouche à lui. Car il ne partage pas et ne peut pas se permettre de partager (même s'il le voulait) la fausse naïveté de Genet. Quoi qu'un Noir représente à ses yeux, quelle que soit l'idée qu'il s'en fasse, de toute évidence Genet n'en est pas un. Pour lui, le Noir, c'est un autre. Même si Gunnar fait parfois référence aux Noirs à la troisième personne, lui aussi, il s'agit davantage d'un pluriel qui se monte à un et demi ou à deux et demi (je ne parviens pas à trancher). Et une chose est claire, en tout cas, c'est que ce demi-là, quel qu'il soit, n'est pas français.
Sa question
d'autre part, sous-entend peut-être son opposé. « Mais qu'est-ce que c'est
donc un Blanc ? Et d'abord, c'est de quelle couleur ? » Il faudrait le lui
demander. Quoiqu'il en soit, ces questions ne se lisent pas de la même façon
selon qu'elles sont prononcées du point de vue d'un Blanc ou de celui de l'un
des "nègres" de Genet, auquel cas elles passent pour de
l'ethnocentrisme criant, de l'insolence, voire de l'ignorance.
Oublions
donc Genet... Pourquoi donc Gunnar a-t-il tant de mal à s’intégrer lors de son
arrivée à Los Angeles ? Lui-même implore les « dieux de la négritude » de le faire suffisamment noir.
Qu’entend-il par-là ?
Pour la même
raison qu'il est difficile pour presque tout le monde de s'intégrer sous des climats
qui ne leur sont pas familiers. La langue, la culture, les visages, la
géographie... Une nouvelle école, un nouvel lieu de travail, un nouveau
quartier — la différence est la même. Même si dans le cas présent c'est aggravé
par le fait que Gunnar ne se sent vraiment chez lui nulle part. Événements et
personnages se liguent parfois pour le forcer à s'intégrer.
Mais
qu'entend-on exactement par s'intégrer, en fait ? Qu'un individu se sent à
l'aise, à sa place dans son environnement ? Ou que l'environnement est à l'aise
avec lui, lui accorde une place ?
Je me
souviens d'une scène dans un film de Pasolini où ce dernier interviewe des
étudiants Italiens lors d'une soirée. Ils sont tous vêtus de la même manière.
Arborent les mêmes coupes de cheveux. Écoutent la même musique. Dansent de la
même façon... Et quand il leur demande s'ils ont l'impression d'être intégrés
dans le groupe, en tête à tête ils répondent tous plus ou moins : « Non,
je ne suis pas comme les autres. Je ne me sens vraiment pas à ma place. »
À
propos d’intégration : au Black-blanc-beur français correspond aux
États-Unis le black, blanc, jaune. Le jeune Gunnar remarque pourtant qu’il
existe deux multiculturalismes : « celui de la salle de classe, où l’on nous enseignait que les notions de
race, de sexe et d’orientation sexuelle n’avaient aucun sens, et celui de la
cour de récré, territoire sur lequel régnaient les spécialistes des blagues de
pédés, de paysans et de Polonais. » Plus tard, on assiste aux émeutes
de 1992 à Los Angeles qui ont suivi l’acquittement des policiers qui avaient
passé à tabac Rodney King. Que pensez-vous de cette bannière black-blanc-jaune ?
N’a-t-elle vraiment aucun sens ?
J’ai
tendance à haïr les slogans et la façon dont on les utilise. De même, je fuis
comme la peste les célébrations en tout genre, quoiqu’on célèbre : la diversité,
la victoire, un mariage ou un anniversaire. Au lycée, j’avais un professeur
d’éducation civique absolument raciste – le docteur Cooper. Un vrai salaud.
Pour une raison ou pour une autre, il ne supportait pas la présence des élèves
venus d’autres quartiers, des Noirs pour la plupart. Bref, un jour, il nous a dit
quelque chose qui en substance signifiait cela : « On ne peut pas forcer
l’intégration. Ceux qui veulent s’intégrer s’intègreront. » Je n’ai jamais
réussi à décider dans quelle mesure j’étais d’accord avec lui ou pas. Il s’agit
après tout d’une opinion/d’un slogan qui permet de justifier l’inaction en
matière d’intégration, mais c’est une phrase qui m’est restée. Elle m’a permis de
prendre conscience qu’aux yeux de beaucoup, l’intégration est un concept
limité. Ici, en Amérique, le mot « intégration » peut servir simplement à
masquer la réalité. « Je ne suis pas raciste. J’ai un ami noir, un cousin au
deuxième degré noir, un réceptionniste, un Président de la république (ou
quelqu’un d’autre) qui sont noirs. » L’un des problèmes est que nous ne savons
pas si l’intégration est un état naturel ou contre nature. L’intégration,
forcée ou pas, constitue-t-elle de l’entropie sociale ou tend-t-elle vers
l’ordre social ? « Black, blanc, jaune » a autant de sens que ce que chacun
veut bien lui donner. Le slogan avait sans aucun doute un sens pour les gens
derrière les banderoles, et il signifiait probablement quelque chose pour ceux
qui l’entendaient. « Black, blanc, jaune »…. Oui, sans doute que dans la lutte
pour la justice sociale, il est parfois nécessaire de souligner l’évidence.
Parce
qu’il est doué au basket, Gunnar est dispensé par son professeur de
mathématiques de devoirs et il se voit offrir l’opportunité de rejoindre les
Universités les plus cotées. Le sport permet certes à ceux qui n’en ont pas les
moyens d’accéder aux études supérieures, mais n’est-ce pas un comble
d’hypocrisie ?
Je
ne suis pas certain de bien comprendre la question. Où est l’hypocrisie ? Dans le fait qu’on oppose l’acuité mentale à
l’acuité physique ? Je ne vois pas en quoi l’une empêche l’autre. Ou dans le
fait qu’il ait été exempté de devoirs de maths et qu’il ait tout de même pu
intégrer une école de l’Ivy League ? Il ne faut pas présumer de la méritocratie.
Il existe des individus sans talent qui,
de par leur simple nom de famille, ont été exemptés de cours de maths à
vie, sans que cela leur ait fermé les portes des établissements de l’Ivy
League. George Bush en est un parfait exemple.
Comment
faut-il comprendre la vague de suicides abracadabrants que Gunnar déclenche
malgré lui ? S’agit-il d’un acte de révolte ou de soumission ?
À
vous de me dire. Ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est l’un ou l’autre. C’est les
deux. C’est en tout cas la suite logique d’une existence qui, aux yeux de Gunnar,
apparaît souvent comme paradoxale. Et un suicide n’est-il pas souvent un acte
interprétatif ? Cela étant, j’imagine qu’en un sens, le livre entier est une
très longue lettre de suicide.
American prophet est souvent très drôle. Vous êtes
par ailleurs l’auteur d’une Anthologie de l’humour afro-américain. Pourquoi
l’humour est-il si important pour vous, dans la vie, mais aussi dans vos
livres ?
Un rôle important j'imagine. Je
n'essaie pas nécessairement d'être drôle. Simplement, c'est ainsi que j'écris.
Que je raconte les histoires. Les gens me disent souvent que je ne conçois pas
les problématiques sociales, comme celles de race et de respect par exemple, de
la même manière que la plupart des gens. Et lorsqu'on l'aborde sous des angles
et des perspectives différentes, le monde a tout de même parfois l'air drôle.
Ce n'est pas que je ne prends pas les choses au sérieux, mais pour moi le
sérieux n'implique pas la déférence.
Entretien traduit par Nathalie Bru paru dans le Matricule des Anges, septembre 2013.
Paul
Beatty, American prophet.
Traduit de
l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru.
Passage du Nord-Ouest. 21€
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