lundi 27 janvier 2014

Ana Tot, Traités et Vanités

Connaissance par les gouffres

Romain Verger

© Henri Michaux, Mouvements
D’Ana Tot dont je découvre l’écriture par ce recueil des plus singuliers, présenté comme le premier volet d’une série de trois livres réunissant la plupart de ses écrits poétiques, on sait peu de choses, sinon qu’elle a participé au Tournevisme dans les pages de la revue Hélice de 1992 à 1994.

Plus que tout autre genre littéraire, la poésie est rétive au commentaire et à toute tentative d’élucidation. Mais pour stimulant qu'il soit, l’exercice se complique lorsqu'elle emprunte des chemins déroutants et qu’elle se joue ouvertement de la raison pour la mettre en échec. À l’orée de ses Chants de Maldoror, Lautréamont invitait son lecteur à se prémunir de la désorientation en faisant preuve d’une « logique rigoureuse » et d’une « tension d’esprit égale au moins à sa défiance ». Il convient sans doute à l’inverse d’entrer dans ce recueil en abandonnant toute certitude, en faisant abstraction des principes de base grâce auxquels le monde, le corps et les objets s’organisent à nos yeux et interagissent. On traverse le livre comme si l’on empruntait un escalier perpétuel de Penrose, et qu’on se retrouvait enfermé, tel Sigismond de la fameuse pièce de Calderon de la Barca, dans une prison dessinée par Escher. Heureux lecteur captif d’une architecture poétique où les réminiscences philosophiques (présocratiques, taoïstes, phénoménologiques, voire existentialistes), la physique et la mécanique des corps se nourrissent habilement pour ériger un système qui donne le tournis, ou le Tournevisme, pour reprendre ce concept déployé dans la première partie du recueil, défini comme « — le muscle de la mécanique émotive — l’art de révéler la structure en spirale du destin spirituel ». L’écriture d’Ana Tot met la raison à l’épreuve, fait vaciller nos certitudes et principes fondamentaux d’adhésion au monde.

En déployant aphorismes et maximes dans un recueil qui tient du traité et du manifeste, l’auteure jalonne le parcours de présupposés auxquels on aimerait croire et s’accrocher, pour se laisser conduire vers une autre réalité et un tout autre système de valeurs et de lois physiques et organiques, mais ce n’est jamais que provisoire, car tout se qui se construit se déconstruit presque aussitôt sous nos yeux, en quelques vers ou poèmes. L’unique principe qui court d’un bout à l’autre du recueil est celui de la non contradiction : « La pensée ne fait pas jouir le monde. / Si le monde veut jouir, il doit être pensé. ». L’hélice en est la forme emblématique : « droite qui s’enroule », synthèse de l’idée et du rêve.

Tantôt, on s’oriente vers un univers de pure abstraction où le signifié se libère du signifiant en quête d’une émotion toute métaphysique, tantôt l’organisme prolifère jusqu’à engloutir la pensée dans ses plis et replis. En émerge un nouvel homme, prototype d’humanoïde poétique dont l’anatomie est redessinée par mutilations successives et redistribution anarchique de ses parties :
« on a commencé à assembler les morceaux
j’ignore si on choisissait ceux qu’on allait mettre ensemble
ou bien si on avançait sans réfléchir
un pied devant un coude suivi d’un pied suivi d’un tronc
deux jambes faites de morceaux de jambes diverses
collées l’une après l’autre
avec un pied à chaque extrémité
un bras et son épaule la main coupée
une cuisse avec sa hanche
flanquée de cinq tétons aux aréoles diverses
deux moitiés de torse-bêche sans cou ni tête
une poitrine entière
garnie d’une multitude de membres
pattes avant et arrière tout confondu »
Emportés dans le torrent verbal d’Ana Tot, dans cette langue devenue folle, les corps s’agglutinent, se fractionnent et ne s’exposent plus qu’en surfaces impénétrables, qui se heurtent dans le vide pour tenter de se connaître. Pourquoi dès lors l’intestin ne deviendrait-il pas l’organe de la connaissance et l’homme ne se verrait-il pas affublé de deux estomacs, de quatre yeux et quarante doigts dont vingt orteils, et privé d’anus tant qu’à faire? Et si les trois états de la matière étaient d’être emporté, disloqué ou traversé ? Et si, à l’occasion d’un dérèglement du temps, « se matérialis[ai]ent dans l’espace du même instant tous ceux que tu as été dans tous les lieux où tu as été. Tu ressemblerais alors à une longue limace de chair enchevêtrée sur elle-même, superposée ou plutôt interpénétrée d’elle-même, cette suite ininterrompue d’états de toi-même. » Autant de situations farfelues qui ne sont pas sans rappeler ces poèmes de Michaux qui déroulent jusqu’à leurs conséquences ultimes des séries d’hypothèses plus cocasses les unes que les autres. Les poèmes se jouent des structures récursives, des emboîtements infinis. Ainsi des sens possédant leur propre faculté sensorielle : « Il y a un toucher correspondant à chaque faculté sensorielle : le toucher de l’ouïe, le toucher de l’odorat… et même le toucher du toucher. ». Tels des corps renonçant à n’être que surface, emplis d’autres corps, indéfiniment ; ou bien encore de la nuit qui « comme une tombe tomberait sur la nuit »

Tantôt s’affirme un irréductible hiatus entre l’homme et le monde, tantôt ils s’interpénètrent et fusionnent : « Tu es tout / Tu est l’intérieur du monde / Le monde coule en toi / Rien ne peut s’échapper donc rien ne t’échappe / Le dehors n’est rien que le dedans des choses ». Mais en dépit de cette alternance de flux contradictoires, alternant au rythme de cette écriture boustrophédon, affleure continument un sentiment profond de vanité existentielle. Entre une mémoire et une connaissance qui s’effondrent tout en s’édifiant, nous dérivons, atomes de solitudes ballottées dans la seule « évidence de l’insoluble » :
« Compile toutes les étoiles
mets-y les formes que tu voudras
Tu peux même tout photographier
les kilomètres de vaisseaux sanguins
les kilomètres de boyaux contenus dans tous les animaux
les odeurs les prénoms les idées
Si tu finis par finir un jour tout ne sera jamais qu’un peu
et si tu ne finis pas c’est que tout n’y sera pas »



Ana Tot, Traités et Vanités, Le Grand Os, 2009. 15 €



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