Zoé Balthus
Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855 |
La publication du Baudelaire de
Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un
extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour
les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant
pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la
pensée.
Les premiers savaient que
Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin.
Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand
ses Tableaux Parisiens, et
l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais
pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis
des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le
grand poète et dont sont finalement nés les seuls Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.
Quelques mois avant sa mort, il
était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse
du philosophe Théodor W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il
affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais,
je crois, solidement ».
Et d’ajouter avec adorable malice :
« Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire
des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi
t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées
sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».
Il travaillait d’arrache-pied, se
savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite
ambiante. Il vivait alors à Paris, la dixième année de son exil, et passait le
plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses
recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son
œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie
terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse
quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture
de son ouvrage, échafaudait sa pensée,
savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le
jour. « Le Baudelaire » était
l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue.
Or le 26 septembre 1940, Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait
pas fait aboutir sa quête, qui était si
profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper
au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait
déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à
sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait
entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain
Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il
était terrifié, désespéré, acculé.
Il ne finirait pas son Baudelaire, livre
mythique, non advenu.
« Personne n’avait encore essayé de reconstruire le livre
projeté par son auteur – et à ce stade de l’édition, en 1974, une
telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe
italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel
on doit la découverte en 1981 dans un placard des
dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.
« Or, ces documents (auxquels
s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste) ne permettent pas seulement de reconstruire
la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans
l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière
inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus
générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de
Benjamin. »
Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique
Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture
matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans
laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où
ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »
En effet, il est désormais permis
de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses
collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à son esprit minutieux. C’étaient les matériaux
de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de
travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de
Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui
surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la
littérature ».
Benjamin croyait que tout ce qui
est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de
scruter, de décortiquer, d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien
qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du
monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de
et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses
lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux
littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes,
tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes,
capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait
pour ainsi dire seul.
Benjamin avait saisi cette chose
fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées
au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à
s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et
à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif »,
savait Hannah Arendt.
Et Arendt de préciser : « L’intérêt
de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la
rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les
reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il
fallait les rattacher à la même période. »
Benjamin s’émerveillait ainsi de ses
superbes et multiples découvertes. L’Eternité
par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une
fascinante révélation.
« […] L’heure de nos apparitions
est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872
Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était
emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de
Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des
circonstances toutes semblables. »
Il s’agissait d’une « fantasmagorie
à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision
d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que
présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich
Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de
toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans
fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les
mêmes représentations ».
« La formulation de L’Eternité par les astres :
« c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours
nouveau », nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du
spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »
Benjamin fut frappé par la
proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire. Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville
elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie
est identique à la mort. »
Pour lui, ce sont « les
mondes de Blanqui ». De même, dans Le Gouffre, Benjamin retint : « Je ne vois
qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente
C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
« La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »
Il avait enregistré que Marcel
Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange
sectionnement du temps » chez Baudelaire.
Ainsi, la pensée de Benjamin progressait
de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le
projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max
Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec
précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés) |
« […] le travail comportera
trois parties. Les titres prévus sont Idée
et image. Antiquité et modernité.
Le Nouveau et le Toujours-le-même. »
Sa méthode originale et ses
recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour
résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées
étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans
lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des
Fleurs du mal. Les raisons manifestes
en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet
de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur
d’aujourd’hui ».
Après une analyse poussée de la littérature
critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure
de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.
L’exposé de la vision allégorique
de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie de
l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de
Baudelaire s’ajoutait le génie
mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une
nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour
de l’idée et de l’image. »
Benjamin s’était étonné que la
théorie esthétique avait repris avant
tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances,
mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que l’interprétation
que Baudelaire lui-même avait donnée de
son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.
« L’histoire littéraire,
sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie »,
tranchait Benjamin.
Le penseur allemand voulait
dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à
ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale,
historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin, visait une véritable révolution.
« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il,
Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant
lui. »
Il argua plus loin que Baudelaire
« voulait faire de la place pour ses poèmes » et qu’il « déprécia certaines licences
poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et
l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et
de points de rupture. Bref, ses poèmes
contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur
faisaient concurrence. »
Pour Paul Valery « le
problème de Baudelaire pourrait donc, - devrait
donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni
Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût
conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même
essentiellement Baudelaire. Il était sa
raison d’Etat ».
Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté
de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la
formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des
expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une
mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement
son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi
qu’il la voulait et la comprenait ».
Sa poésie lyrique rompt, insistait Benjamin, « par son énergie
destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de
la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de
l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la
détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de
la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature
des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire
a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès
technique. »
Benjamin était convaincu que les
bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la
première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre
d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement
était particulièrement ressenti, chose
qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique. Le
caractère unique des Fleurs du mal
tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est,
dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse
trouver. »
Aussi, selon Benjamin, « l’importance unique de Baudelaire vient
de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger
à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde
réifié ».
« Interrompre le cours du monde - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la
dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds
effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même
chose », disait-il.
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le
sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement Benjamin avant de compléter plus loin sa
réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le
taedium vitae, le transforme en spleen, est
l’aliénation à soi-même ».
Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.
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