Les fantômes d'Okinawa
Éric
Bonnargent
Yayoi Kusama |
Récompensé par les prestigieux prix
Kawabata et Akutagawa, Meroduma Shun est pour la première fois traduit en
français. L’action de ces six nouvelles se déroule sur l’île d’Okinawa où
l’auteur est né en 1960. En lisant Meroduma Shun, nous découvrons les us et
coutumes de cette île qui possède l’espérance de vie la plus élevée du monde.
Nous découvrons certes sa gastronomie, mais aussi ses traditions, comme les
combats de coqs, auxquels « Coq de combat » est consacrée, une
nouvelle où un jeune garçon va avoir affaire à un chef de gang. « Rouges
palmiers » met aussi en scène un adolescent, un passionné de boxe
s’interrogeant sur son orientation sexuelle. Les autres nouvelles, tout aussi
poétiques, appartiennent plutôt au genre fantastique et l’histoire de l’île,
singulière et tragique, en constitue la toile de fond. Okinawa a hérité de
traditions de l’ancien royaume des îles Ryūkyū, conquis par le Japon au XVIIe
siècle. La narratrice d’« Avec les ombres », par exemple, est issue
d’une lignée de prêtresses de l’ancestrale religion kaminchu dont la particularité était d’entretenir les liens unissant
les vivants et les morts… À Okinawa, l’extraordinaire fait partie du quotidien
des autochtones qui, dans « Mabuigumi, l’âme relogée », ne s’étonnent
même pas de voir un aaman,
c’est-à-dire un bernard-l’ermite, prendre possession du corps de Kôtarô, alors
que son âme est partie contempler la mer : « L’âme de Kôtarô contemplait la mer avec une expression rêveuse. Les
genoux ramenés sous le menton soutenaient le visage, tanné par la mer et les
travaux des champs, avec ses cheveux taillés en courte brosse et sa barbe
piquée de poils blancs. Il y avait dans tout cela un air de mélancolie, qui
contrastait avec le mignon sourire dont il ne se départait pas d’ordinaire. »
Si l’humour est souvent présent, notamment lorsque dans ce même texte les
proches de Kôtarô s’évertuent à tenter de chasser le facétieux aaman du corps de leur ami, l’ambiance
est bien à la mélancolie. Des fantômes surgissent sans cesse du passé, rendant
impossible le deuil de ceux qui, même nourrissons, ont survécu à la bataille
d’Okinawa, la dernière de la guerre du Pacifique, l’une des plus sanglantes,
puisqu’elle fit 200 000 victimes, dont la moitié de civils. En effet, non
contente de ses attaques kamakazes, l’armée impériale ordonna le suicide
collectif de la population… Comme le regrette le narrateur de « L’awamori
du père Brésil », « j’ai lu
dans le journal que plus de la moitié des lycées d’Okinawa sont incapables de
donner la date exacte de la rétrocession d’Okinawa au Japon. Ces lycéens
ignorent sans doute aussi qu’Okinawa a été administrée par les États-Unis
pendant vingt-sept ans. » Rendue au Japon en 1972, l’île est habitée
de fantômes que ne peuvent voir que ceux qui le veulent bien…
Article paru dans Le Matricule des Anges. Février 2014.
L’âme de Kôtarô contemplait la mer
De Medoruma Shun
Traduit du Japonais par Myriam
Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin
Éditions Zulma, 281 pages, 21 €
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