L'exquise légèreté de l'être
Romain Verger
© Anton Kammerl |
Quidam éditeur offre une seconde jeunesse au premier roman de Philippe Annocque, publié au Seuil en 2001, dans une version revue et corrigée. Cela m'a permis de découvrir ce texte que je ne connaissais que de nom et de prendre beaucoup de plaisir à sa lecture, non seulement parce qu'il éclaire les textes ultérieurs de l'auteur, mais plus encore parce qu'il s'agit d'un excellent roman, drôle, teinté d'ironie et émouvant.
C'est la métafiction d'un auteur en gestation, qui s'invente une persona tout autant que celle d'un personnage qui se rêve écrivain. On n'est pas si loin du célèbre Rêve du papillon de Tchouang-tseu. Herbert, le jeune homme dont il est question écrit un roman qu'il proposera aux éditeurs. Mais si le procédé peut sembler convenu, toute l'habileté du récit consiste à nous laisser penser que Conflit (c'est le titre du roman en train de s'écrire) n'est qu'une version manquée de celui que nous lisons, qui en constituerait l'aboutissement et le dépassement. Rien (qu'une affaire de regard) est la transfiguration d'une vaste expérience de perdition consentie, de ratages et de refus, qu'il soit d'exister, d'imprégner le réel de sa marque et de son nom. L'imaginaire ne pourra naître que des cendres du réel et du quotidien, dont il fera ici sa matière. Alors Herbert collectionne minutieusement ses échecs.
Il est vaguement étudiant. Entre deux séances d'écriture et de répétitions pour une pièce de théâtre qu'il a écrite et qu'il tente de mettre en scène avec quelques amis, il court les filles, passe d'un corps à l'autre, d'un lit à l'autre. La liste de ses conquêtes est longue : Laurence, Marie, Aurélie, Véronique, Natacha, Ninon... Une liste qui pourrait être allongée à l'infini pour ce Dom Juan d'un nouveau type, Pierrot lunaire par son appétence à la rêverie et Bartleby de l'amour, impuissant chronique qui, à défaut de s'en émouvoir et d'en être vexé et angoissé, en tire au contraire une sorte d'amusement, voire de ravissement, comme si chaque rencontre amoureuse réitérait la toute première, empreinte de maladresse et de naïveté, qu'elle permettait plus encore de préserver cette distance avec laquelle il appréhende le monde. Frôler toujours sans jamais faire corps ni se donner totalement, adopter dans ses aventures sentimentales cette courbe asymptotique qu'il entretient plus largement avec la réalité. Aimer ou vivre n'est dès lors plus différent d'écrire un livre ou de monter une pièce de théâtre. Romances et roman se confondent. Ce sont bien les mots qui donnent vie et consistance aux choses, et non l'inverse. Et c'est dans ses rêves nocturnes ou assis à écrire qu'Herbert éjacule, "le stylo en main qui de nouveau se décharge sur la feuille, dans une jubilation croissante" :
C'est la métafiction d'un auteur en gestation, qui s'invente une persona tout autant que celle d'un personnage qui se rêve écrivain. On n'est pas si loin du célèbre Rêve du papillon de Tchouang-tseu. Herbert, le jeune homme dont il est question écrit un roman qu'il proposera aux éditeurs. Mais si le procédé peut sembler convenu, toute l'habileté du récit consiste à nous laisser penser que Conflit (c'est le titre du roman en train de s'écrire) n'est qu'une version manquée de celui que nous lisons, qui en constituerait l'aboutissement et le dépassement. Rien (qu'une affaire de regard) est la transfiguration d'une vaste expérience de perdition consentie, de ratages et de refus, qu'il soit d'exister, d'imprégner le réel de sa marque et de son nom. L'imaginaire ne pourra naître que des cendres du réel et du quotidien, dont il fera ici sa matière. Alors Herbert collectionne minutieusement ses échecs.
Il est vaguement étudiant. Entre deux séances d'écriture et de répétitions pour une pièce de théâtre qu'il a écrite et qu'il tente de mettre en scène avec quelques amis, il court les filles, passe d'un corps à l'autre, d'un lit à l'autre. La liste de ses conquêtes est longue : Laurence, Marie, Aurélie, Véronique, Natacha, Ninon... Une liste qui pourrait être allongée à l'infini pour ce Dom Juan d'un nouveau type, Pierrot lunaire par son appétence à la rêverie et Bartleby de l'amour, impuissant chronique qui, à défaut de s'en émouvoir et d'en être vexé et angoissé, en tire au contraire une sorte d'amusement, voire de ravissement, comme si chaque rencontre amoureuse réitérait la toute première, empreinte de maladresse et de naïveté, qu'elle permettait plus encore de préserver cette distance avec laquelle il appréhende le monde. Frôler toujours sans jamais faire corps ni se donner totalement, adopter dans ses aventures sentimentales cette courbe asymptotique qu'il entretient plus largement avec la réalité. Aimer ou vivre n'est dès lors plus différent d'écrire un livre ou de monter une pièce de théâtre. Romances et roman se confondent. Ce sont bien les mots qui donnent vie et consistance aux choses, et non l'inverse. Et c'est dans ses rêves nocturnes ou assis à écrire qu'Herbert éjacule, "le stylo en main qui de nouveau se décharge sur la feuille, dans une jubilation croissante" :
"Il ne doute pas que le contact d'Aurélie soit à l'origine de ce plaisir qu'il a ressenti en rêve et il y voit une sorte d'hommage à celle qu'il n'a pu satisfaire en réalité. Il imagine la possibilité de faire l'amour en dormant, le sommeil étant le seul moyen, de s'abstraire suffisamment de soi-même pour éprouver un plaisir purement physique."
Herbert ne tire-t-il d'autre existence que du mauvais calembour des premières pages? Herbert né du mot "réverbère", autrement dit de son propre rêve, produit de son imagination avec laquelle il ne cessera plus de s'observer, ou plus exactement de l'être par cette instance qui superpose étrangement (à défaut de les confondre) le narrateur et son personnage, pour le suivre et le regarder vivre de haut tout en l'auscultant de l'intérieur, dans ses moindres pensées. C'en est troublant et fascinant pour le lecteur, et ça fonctionne diablement bien. Le récit pourrait être celui d'une âme qui s'est décorporée, non pas après la mort, mais bien de son vivant. On suit Herbert dans sa plus stricte intimité, qu'elle soit de corps ou d'esprit, et il ne nous en échappe pas moins, comme un être de plume, volatile, liquide et impalpable. Personnage incernable, que l'auteur prend soin de ne jamais figer, et qui lui-même fait tout pour ne pas peser, pour s'excentrer de son identité. L'essentiel du roman se déroule à Paris, mais les errances du jeune homme le portent naturellement à sa périphérie. Il aime à se perdre, à s'égarer pour fuir le centre, se laisser emporter par des trains qui le mènent en banlieue, où il dormira sur un quai de gare, son amie blottie contre lui. Ce sera l'avion que prendra plus tard ce Monsieur Plume. À moins que ces échappées ne le conduisent nulle part, où il commencera peut-être d'exister ; ce qui serait finalement assez logique, car rien, c'est la chose en latin.
Philippe Annocque, Rien (qu'une affaire de regard), Quidam éditeur, 2014. 18 €
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