lundi 24 mars 2014

Tommaso Pincio, Cinacittà

Péril jaune

Romain Verger

© Michael Rougier
Tommaso Pincio est né en 1963. Auteur de plusieurs romans (Un amour d'outremonde, Le Silence de l'espace et Les Fleurs du Karma paru l'année dernière chez Asphalte), il collabore régulièrement au magazine Rolling Stone, à La Repubblica et Il Manifesto. Il est en outre traducteur de Philip K. Dick et Francis Scott Fitzgerald.

Le narrateur occupe ses journées de détenu à la prison de Regina Cœli à ressasser le passé afin de reconstituer les fragments de l'affaire qui l'y a conduit : l'assassinat de Yin dont on l'accuse, une jeune prostituée de La Cité Interdite, un go-go bar de Rome où l'on vient se perdre pour quelques globes. Un crime jugé atroce par les médias car le narrateur a passé une semaine allongé aux côtés du cadavre de sa victime. Trevi, son avocat, un homme stupide, opiomane et diabétique, s'acharne à obtenir une révision du procès, déployant pour ce faire l'énergie qu'il dépenserait à se sauver, comme s'il reconnaissait en son client un double de lui-même, un "gâcheur d'existence". Qui a tué la jeune Yin en lui fracassant la tête? Quel mobile le narrateur aurait-il eu à l'assassiner? Quelle est la nature exacte de Wang, un trouble entremetteur qui l'a poussé dans les bras de la prostituée? Telles sont quelques-unes des questions qui restent en suspens jusqu'au dernier chapitre.

Dans cette uchronie, nous errons avec le narrateur dans une Rome dépeuplée de ses habitants (il en est d'ailleurs le dernier après le départ de son ami Giulio). Depuis l'année sans hiver, la ville est en proie à une terrible canicule qui a poussé les Romains à l'exode, fuyant vers le nord pour retrouver des conditions climatiques plus favorables. À cela s'ajoute un étrange mal romain, une sorte de grippe mêlée de délires qui s'empare des Italiens les plus récalcitrants. En barbares du troisième millénaire, les Chinois ont envahi la ville, la soumettant à leurs coutumes et lui imposant le rythme de leur calendrier. Rome est devenue un vaste bordel bondé de bicyclettes et de pousse-pousse où l'on ne vit et travaille que la nuit, entre gogo-bars et fumeries d'opium.
"Telle est la Rome d'aujourd'hui, le lieu de la mort et de l'absurde. La chaleur ne la quitte jamais. Le jour, on reste tapi chez soi à dormir, en attendant comme des vampires que le soleil se couche. La nuit, on se promène, on va travailler ou gâcher sa vie d'une manière ou d'une autre."
Une Chute de Rome revue à la lumière du péril jaune, dont les derniers Romains recyclent la rhétorique : le peuple chinois y est décrit comme une fourmilière d'hypocrites pudibonds, matérialistes et experts en mauvais goût, "des espions nés, des vipères prêtes à cracher leur venin sur vous à la première occasion." Plus encore, par son parcours individuel, le narrateur en est d'une certaine façon l'allégorie. La Chute de Rome se donne à lire dans la déchéance d'un homme ; la ville est le "berceau de ruines dans la tragicomédie de [s]a vie dissolue". Artiste raté devenu un temps employé d'une galerie d'art contemporain parmi les "canailles et les incompétents" de tout poil (c'est l'occasion de brocarder le marché de l'art assimilé à celui du sexe), chômeur velléitaire et oisif, il dépense ses dernières économies à la Cité Interdite à boire des bières en compagnie des prostituées et à regarder des poissons fluorescents génétiquement modifiés.

S'il piétine un peu dans sa partie centrale, par excès d'introspection, le roman se recentre ensuite avec force et bonheur sur la figure du couple. Car c'est aussi et surtout le roman d'une passion amoureuse, vénéneuse et destructrice. Celle du narrateur pour la jeune Yin, objet muet de tous ses fantasmes. Une passion qui participe plus largement de la reconstruction par le narrateur de sa propre existence, nourrie d'obsessions (ses lectures des biographies de Marx et Mao en regard desquelles il érige sa propre autobiographie) et au climat onirique de cette improbable chinatown. Une ville-décor hantée de souvenirs cinématographiques. Véritable Cinecittà où "noctambules désœuvrés" et "gaspilleurs d'existence" rejouent une Dolce Vita version bridée, ville-studio dédiée aux illusions et aux désillusions, où la réalité dépoussiérée de toute rationalité occidentale "fait partie intégrante des fumées qui embrument le cerveau."

Tommaso Pincio, Cinacittà, mémoires de mon crime atroce, Asphalte, 2011. Trad. : Sarah Guilmault. 20 €


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