Nocturne argentin
Éric
Bonnargent
En 1976, la junte militaire argentine,
commandée par le général Videla, s’installe au pouvoir et fera régner la
terreur jusqu’en 1983. Le peintre Alberto Cedrón parvient à quitter le pays
pour se réfugier à Rome. Il y réalise une série de planches inspirées de ses
souvenirs et de ses cauchemars. En 1977, il rencontre Julio Cortázar et lui
propose de relier ses dessins les uns aux autres par un texte. Quelques mois
plus tard commence l’aventure éditoriale de ce livre. Interdit en Argentine, il
est finalement publié de manière assez médiocre sans l’accord de ses auteurs à
300 exemplaires au Venezuela. Oublié de tous, La racine de l’ombù refait surface en 2004 à l’occasion de
l’exposition organisée à Buenos Aires pour les 20 ans de la mort de l’écrivain.
Grand amoureux de l’Argentine, Mathias de Breyne rencontre le peintre et, à sa
mort, se voit confier par les veuves le soin de traduire et de faire éditer le
livre en France. De nombreux éditeurs sont intéressés, mais, effrayés par les
coûts, finissent par renoncer. Le collectif toulousain CMDE s’empare alors du
projet. C’est grâce à leur travail que ce sublime roman graphique est
aujourd’hui disponible.
Dans
sa préface, Julio Cortázar cerne parfaitement le propos du livre : « J’appelle ça une histoire mais je pourrais
écrire ce mot avec une majuscule car l’imaginaire n’y est qu’un pivot, un point
de départ vers le reste : la réalité de l’Argentine dans les dernières
décennies (…) les images surgissent des souvenirs et des évocations, de
l’horreur et de l’espoir ; chronique d’une vision argentine, j’entends par
là une vision actuelle de l’enfer. » Les dessins d’une beauté
étonnante, dans lesquels les couleurs vives, essentiellement le rouge et le
bleu nuit, rivalisent avec l’obscurité du fusain et des pastels, elle-même
renforcée par les épais très noirs des contours, sont au service de la poétique
hallucinatoire mise en œuvre. L’histoire est simple : une nuit, une
voiture tombe en panne en pleine campagne. Son conducteur trouve refuge dans
une maison isolée. Alberto, le propriétaire, lui offre l’hospitalité et, l’alcool
déliant les langues, se met à raconter l’histoire de sa famille, du grand-père
venu pour fuir l’enfer européen à sa propre enfance dans les faubourgs de
Buenos Aires. Dans les racines d’un ombù où il aimait se cacher, il a découvert
l’entrée des enfers. Alberto en vient à parler de l’Argentine actuelle et
dénonce la dictature et ceux qui traquent les opposants, les hommes-larves,
« ces militaires ou ces civils qui
unissent leurs forces pour défendre les privilèges des aristocrates et des
bourgeois. » Mais dans un pays soumis à la dictature, il est peut-être
dangereux de trop parler : « Dans
l’Argentine d’aujourd’hui, on trouve la mort ou on lui échappe pour des raisons
souvent fortuites ; être assassiné ou obtenir une place dans un avion
relève tous les jours de l’arbitraire, des erreurs, des coïncidences et des
hasards. »
Article paru dans Le Matricule des Anges. Février 2014.
La racine de l’ombú
De Julio Cortázar et Alberto Cedrón
Traduit de l’espagnol (Argentine) par
Mathias de Breyne
Éditions CMDE, 89 pages, 20 €
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