Vision dévorante
Éric Bonnargent
« Toute vie est un puits de solitude qui va se
creusant avec les années. »
The Matrix of Amnesia de John Isaacs |
En
1515, trois navires accostent dans l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay. Un
groupe d’hommes tombe dans une embuscade. Seul un jeune homme est épargné.
Cette histoire vraie constitue le point de départ d’une épopée aussi littéraire
que métaphysique.
« Ma condition d’orphelin, se souvient le narrateur au soir de sa
vie, me poussa vers les ports. L’odeur de
la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et
viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d’épices et
l’amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et
mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m’éduquer et m’aida à
grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de
mère. » Les errances de l’adolescent font tellement penser à celles du
jeune Jim Hawkins de L’île au trésor
que le lecteur croit d’abord avoir affaire à un simple roman d’aventure. L’interminable
traversée des limbes océaniques (« Mer
et ciel finissaient par n’avoir plus de sens ni de nom ») par les
trois navires qui, jusqu’à l’apparition des côtes, semblaient immobiles,
« comme collés sur l’espace bleu »,
permettent de découvrir la singulière personnalité du narrateur, égaré dans le
réel : confronté à la sauvagerie des matelots qui font de lui leur mignon,
il se contente de « percevoir les
faits comme à distance et vécus par un autre. » Même lorsque ses
compagnons sont tués et dévorés, le jeune homme n’éprouve aucune émotion,
continuant à se sentir « sans
consistance, presque inexistant. » Là, dans cet estuaire où flotte
« une odeur des origines, de
formation humide et laborieuse, de croissance », ces hommes qui
« ont la couleur de la boue des
rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve »
préparent le plus horrible des festins :
« La viande, lentement, fumait sur le feu. La graisse, en fondant,
gouttait sur les braises avec un grésillement constant et monotone, et, par
moments, elle formait un bref noyau de combustion, lequel, augmentant la fumée,
attirait le regard des rôtisseurs qui se penchaient, attentifs, et
entreprenaient d’égaliser le feu avec leurs longs bâtons. […] De cette viande
qui, par degrés, rôtissait, montait une odeur agréable, intense, s’élevant avec
les colonnes de fumée épaisse qui tardaient à se dissiper dans le ciel. Son
origine humaine avait disparu de façon graduelle à mesure que la cuisson
avançait ; la peau, qui avait foncé et s’était fendillée, laissait voir
par ses craquelures verticales un jus aqueux et rougeâtre qui s’écoulait avec
la graisse ; des brins de viande desséchée tombaient des endroits qui
avaient brûlé et les pieds et les mains, recroquevillés par l’action du feu,
n’avaient plus qu’une très lointaine parenté avec des extrémités humaines. Sur
ces grils, pour un observateur impartial, ce qui était en train de rôtir,
c’était la dépouille d’un animal inconnu. »
Au cours de ces
bacchanales annuelles dont ils mettent des semaines à se remettre, toutes les
pulsions sont libérées : « Un
père pouvait pénétrer sa propre fille de sept ou huit ans, un petit-fils
sodomiser son grand-père, un fils se voir séduit par sa mère comme par une
araignée humide, une sœur lécher avec un plaisir évident les seins de sa sœur. »
Comment expliquer cette démesure de la part d’hommes que le narrateur qualifie
d’« êtres les plus chastes, les plus
sobres et les plus équilibrés de tous ceux qu’il m’a été donné de rencontrer au
cours de ma longue vie » ? Peut-être parce qu’eux aussi – eux qui
pour désigner les choses n’utilisent pas le verbe être, mais paraître (qui
« a moins le sens d’une ressemblance
que d’une méfiance ») – ont cette conscience de la fragilité et de la
fugacité des choses et d’eux-mêmes : « De cette chair qu’ils dévoraient, de ces os qu’ils rongeaient et
suçaient avec une obstination pénible, ils tiraient, pour un temps, jusqu’à ce
qu’il se fût de nouveau dégradé, leur être faible et passager. » Sans
doute dévorent-ils de l’être pour continuer à être. Leur organisation
ritualisée à l’extrême est le symptôme d’une « peur de se perdre dans la pâte anonyme de l’indistinct » et
c’est pourquoi chaque année ils gracient un homme, un Def-Gui, un témoin, qu’ils libèrent dès qu’ils repèrent des membres
de sa tribu : « Ce monde-là,
ils le soignaient, le protégeaient, en essayant d’augmenter ou plutôt de
maintenir sa réalité. »
De retour en Espagne, le narrateur sera
recueilli par le père Quesada, atteint de la même fragilité ontologique. À sa
mort, le narrateur mènera une vie d’errance et de mendicité avant de rejoindre
une troupe de comédiens avec laquelle il fera fortune grâce à l’adaptation de
son histoire. Malgré les voyages dans toute l’Europe, il continuera à souffrir
de son inadaptation au réel : « Parfois,
je me sentais moins que rien – si par « se sentir rien » nous
entendons le calme de la bête et la résignation –, moins que rien c’est-à-dire
chaos lent et visqueux, dans lequel la parole est balbutiement et qui,
justement parce qu’il est moins que rien et ne possède même pas la force
étrangère du désir, se débat dans les limbes épais et comme étrangers du mépris
de soi et des rêves d’anéantissement. »
Bien que méconnu en France, Juan José
Saer (1937-2005) est considéré comme l’un des plus grands écrivains argentins
du siècle dernier. Comme l’écrit Alberto Manguel dans la postface :
« Dans L’Ancêtre, écrit Alberto
Manguel sans sa postface, on trouve les
échos des Voyages de Gulliver de
Swift, du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, mais aussi ceux de Borges dans Le Rapport de
Brodie. »
Article paru dans Le Matricule des Anges. Avril 2014
L’Ancêtre
De Juan José Saer
Traduit de l’espagnol (argentin) par
Laure Bataillon
Le Tripode. 200 pages. 17 €
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