Romain Verger
© Man Ray, Robert Desnos dans l'atelier d'André Breton |
Le rêve n’a jamais cessé de fasciner et d’intriguer l’humanité, soucieuse de comprendre la nature exacte de cette « seconde vie », de « percer ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible » (Nerval). Les spécialistes de l’Antiquité dont Artémidore de Daldis, réputé comme l’une des plus hautes autorités en la matière, l’envisageaient comme une manifestation prophétique ou somatique. Par le biais de vastes corpus de récits de rêves, ils s’efforçaient de le déchiffrer et de les décrypter pour nous en livrer d’universelles clés susceptibles d’éclairer notre présent et notre avenir, par-delà les travestissements qu’ils empruntent et les énigmes dont ils défient l’imagination. Divinatoire pour les uns, satisfaction symbolique d’un désir inconscient pour Freud et ses disciples, manifestation de l’être-au-monde pour Binswanger ou Medard Boss, chacun voit dans le rêve une voie d’accès à une meilleure compréhension de l’homme et de son existence.
Comment ces images qui traversent nos nuits avec une netteté et une intensité que leur envie parfois le réel, pouvaient-elles rester lettre morte, pure hallucination déconnectée de la vie diurne, et ne pas intéresser l’art et le champ esthétique? On sait quelle fortune il eut pour les surréalistes qui le prenaient pour une manifestation poétique spontanée et accomplie, et à leur suite, par nombre d’écrivains du XXe siècle qui s’en sont directement inspirés pour en jouer, le détourner et en tirer de puissants moteurs fictionnels. Ainsi, tout en déplorant la médiocrité de sa vie nocturne faite de rêves « gris et médiocres » et figés comme des « natures mortes », Henri Michaux ne résiste pas à en tirer des récits tout à la fois cocasses et inquiétants dans La nuit remue, allant jusqu’à soumettre ses propres rêves à l’interprétation dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michel Butor s’engouffre quant à lui dans la mine onirique pour en sonder les galeries et la creuser de récit en récit dans son polyptyque Matière de rêve, et George Perec en décline toutes les possibilités narratives en nous faisant pénétrer dans sa Boutique obscure. Et combien d’autres encore…
C’est bien dans cette longue lignée d’auteurs travaillés par le rêve qu’il convient de replacer le Roman Dormant du poète Antoine Brea. Tout en inscrivant son livre, qui n’a du roman que le titre et la puissance fictionnelle, dans la tradition onirocritique des Clefs des songes, c’est avec le recul du poète contemporain qu’il se saisit de cette matière archaïque et universelle pour lui donner un nouveau souffle. Il s’empare en effet de la figure de Mohamed Ibn Sirine, imam du VIIIe siècle et pionnier de l’interprétation des rêves en Islam, auteur d’un traité apocryphe. Celui-ci fait du narrateur (Mammoud Abdul Farouk, boucher à Belleville) le dépositaire et scribe de son œuvre. L’onirocrite lui apparaît un jour pour lui demander de redonner vie à son livre, dans une version épurée de « tout ce que le monde musulman a compté de truqueurs menteurs et infidèles ». Il le lui dictera onze jours durant, et c’est ce Roman Dormant recomposé, à la fois réinventé sous la plume du scribe et parasité d'un bout à l'autre par l’auteur, qui nous est donné à lire, un livre qui « est d’or mais par endroits ment. »
On se perdrait à tenter de soumettre à la cohérence cet ensemble de textes, aussi riche et proliférant qu’une authentique Science des rêves. Le recueil est suffisamment singulier pour que chaque lecteur en fasse l’expérience par lui-même. Cela vaut vraiment le coup de s’y plonger, non seulement parce que Brea connaît sa matière sur le bout des doigts, se coulant brillamment dans la peau de l’onirocrite, mais parce que fidèle à lui-même, tantôt grave et tantôt facétieux, il en mine constamment les mécanismes. Quand l’exercice ne tourne pas à la dérision, par effets de pastiche et de parodie alternés, c’est le texte qui se met à rêver, et c’en devient magnifique. Le travail du rêve, fait de symbolisation, de condensation et de déplacement se confond avec celui de la langue qui entre en sommeil pour se muer en poème. Brea exploite toutes les ressources des jeux de libres associations, des constellations signifiantes et des logiques absurdes pour faire de son texte une expérience onirique à part entière. Nous vivons et traversons le rêve de l’intérieur, non plus seulement sous la forme du traité ou du traditionnel récit de rêve, mais comme se déployant sous la langue au fur et à mesure qu'elle l'engendre, dans toute sa texture :
Un ensemble remarquable qui questionne non seulement la nature du processus poétique, mais encore le rapport complexe qui lie religions et croyances aux puissances nocturnes du rêve.« Si tu as peur de la nuit. Saute dans le vide. Peur du rêve. Saute dans le vide. Si tu as peur de la mort. Fais le vide. Si tu as peur de toi. Tu sautes. Si tu as peur du sang. Dans le vide. Si tu as peur du vide. Le vide. Si tu as peur de la peur. Vide. Si tu as peur de la mort. Saute dans le sang. Si tu as peur du rêve. Saute dans la nuit. Si tu as peur de la nuit. Rêve. Si tu as peur des bêtes. Fais le vide. Peur du sang. Fais le saut. Dans le rêve. Le moi. Le vide. Vide. Saute. Corde. Cou. Vide. »« L’univers est fait de sang. Dans mon cou du sang. Dans le cou la lune. L’univers est fait de sang. La lune pleine de sang. Mon sang ce soleil. L’univers est fait. Dans la lune un soleil. Dans le cou l’univers. Dans du sang le soleil. L’univers est fait de sang. Le cou de l’univers est. Offert à la lame. Dans mon cou la lune coule. »« Ce que nous dit le ciel. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la suie. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la sueur. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la peur. Ce qui nous terrifie. Ce que nous dit le feu. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le fiel. Ce qui nous magnifie. Ce que nous dit le buis. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la buée. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le sort. Ce qui nous pétrifie. Ce que nous dit la mort. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la nuit. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le rêve. »
Antoine Brea, Roman Dormant, Le Quartanier, 2014. 16 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire