mercredi 2 mars 2011

Bernard Clesca, Sans adieu

Mourir de ne pas mourir
Marc Villemain
Éditions Fayard
Vingt années pleines et entières sans publier un livre : vingt années que l’inconsolable de la perte seul est venu clore – par ce récit, donc, qui est peut-être l’exercice le plus difficile qui soit pour un homme : « dire à une mère défunte ce que l’on n’a pas su exprimer à temps. » Car il y a quelque chose de l’exorcisme dans cette parole qui reprend la plume  pour dire un amour qui semblera à certains dépasser toute mesure commune. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi il existe tant de livres d’hommes sur les pères quand il en existe si peu sur les mères. D’autant que celui-ci ne s’autorise aucune distance, aucune fantaisie, aucune ironie, toutes techniques d’évitement dont les hommes ont coutume d’user, afin de se convaincre, peut-être, de leur aptitude particulière à demeurer maîtres d’eux-mêmes et de la situation. Ce n’est pas nécessairement machisme ou virilisme entêtés, mais plus souvent le signe d’une pudeur et d’une impuissance à rougir, qui plus est vis-à-vis d’une mère pour qui l’homme restera jusqu’à la fin un enfant et auprès de qui lui-même aura toujours l’indicible fantasme de tenir son rang. Bernard Clesca ne s’embarrasse d’aucun de ces prudents psychologismes. Et c’est une force de ce livre bâti sur une telle nécessité que de tenir tout pathos à distance sans jamais sacrifier une once de la parole que cet amour a fait naître.

En refermant ce livre, on pressent qu’il s’agira du dernier : rien, dans cette parole, ne semble en relation directe avec ce qu’il convient d’appeler une démarche littéraire. Le souffle de l’amour, la nécessité de l’exorciser (et d’exorciser, au passage, « l’implacable cruauté de cet engin de terrassement qu’est la machine gériatrique ») semblent éloigner l’écriture de toute volonté de maîtrise et de toute ambition stylistique – toujours plus ou moins entachée du soupçon d’esthétisme. Sans doute est-ce le propre de tout écrivain que de nous le faire accroire. Mais c’est qu’ici chaque mot est comme une pièce arrachée au rocher d’amour où il a fallu la prélever. « Comme je suis né d’elle, je mourrai d’elle » : ce n’est pas là parole en l’air. Car c’est sa propre mort que Bernard Clesca préfigure, et, autant le dire, espère, en racontant celle de sa mère – cette mort « regardée, approchée, embrassée, accompagnée des mêmes paroles d’amour que de ton vivant ».

Le travail critique oblige à dire que les saillies contre « l’horreur hospitalière », aussi viscérales, blessées, et sans doute salutaires soient-elles, affectent parfois un récit que l’on aurait peut-être préféré mû par la seule désolation d’un amour désormais sans partage possible. Mais on pensera aussi le contraire : que, précisément, la charge, rude, portée contre le système gériatrique, n’est que l’autre manière, la colérique, la révoltée, de dire toujours la même chose : le sentiment de l’injustice suscité, non par la mort en soi, mais par « l’égocentrisme des vivants », lequel « s’accompagne souvent d’indifférence envers leurs défunts et d’ironie pour ceux de leurs proches qui s’adonnent à un rituel de mémoire » ; et, au bout du bout, redire l’éternité d’un amour par-delà vie et mort, fût-il « face à notre tombe ».

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 2,  février/mars 2007

4 commentaires:

  1. sur la séparation inconsolable d'avec La Mère, il y a quand même ce petit texte-là, d'un certain Marcel P...

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  2. Naturellement ! Je voulais juste souligner, un peu rapidement il est vrai, l'importance quantitative de la production littéraire ayant trait à la relation père/fils.

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  3. L'article donne envie de lire ce livre...Sur la perte de la mère, on trouve aussi le "journal de deuil" de Barthes, inédit publié il n'y a pas très longtemps et plein d'un désespoir entier qui fait aussi par avance la nique à tout ce qu'une certaine pyschanalyse aurait immanquablement à en dire...

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  4. Ah on m'avait parlé de cet inédit de Barthes, oui, il faudra que je m'en enquière. Merci !

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