mercredi 11 janvier 2012

Henry Bauchau - Les années difficiles (Journal, 1972-1983)

Le mal-être au monde
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Marc Villemain

Actes Sud
Pour rester à l’écart (et comprendre en quoi cela peut être nécessaire) des petites modes et autres afféteries contemporaines, il faut savoir revenir, et régulièrement, à Henry Bauchau. 

Né en 1913, Bauchau aura patienté quarante-cinq ans pour publier un premier recueil de poésie (Géologies, en 1958, chez Gallimard, qui d’emblée reçut le prix Max-Jacob). Mais c’est bien jusqu’à la parution de L’enfant bleu, chez Actes Sud en 2004, donc à quatre-vingt dix ans passés, qu’il dut attendre avant qu’enfin son audience déborde d’un petit cercle d’admirateurs. Car attente il y eut bien, qui émaille d’ailleurs durement ce Journal des années 1972 à 1983. Ce qui n’est pas la moindre des surprises pour le lecteur habitué aux écrits retenus, intérieurs, humbles et pudiques de Henry Bauchau, et le découvrant ici souffrant d’un renom qui ne vient pas : « Il est une pauvreté que j’ai connue et supportée fort mal c’est la pauvreté de gloire. J’ai désiré la gloire. La gloire sportive, la gloire militaire, la gloire littéraire et je n’en ai conquis aucune. J’aimerais être découvert comme le fut Michaux ou percer comme l’a fait Tournier. Je voudrais jouer un rôle dans la vie littéraire et politique comme l’ont fait Camus et Sartre. Je n’ai même pu obtenir une réputation auprès d’un petit nombre comme Jouve ou Saint-John Perse. Je suis demeuré obscur et au lieu de faire de cela une grâce je n’ai su qu’en souffrir. Cette pauvreté qui m’a été donnée c’est précisément celle dont je n’ai fait qu’une blessure narcissique. » La notation est sans doute moins anecdotique qu’il y paraît – et pas seulement parce qu’on en trouve un grand nombre d’occurrences dans le Journal de ces années. Elle dit une chose aussi fondamentale que communément refoulée dès lors que l’on convoque les artistes, poètes et écrivains : nulle oeuvre, fût-elle la plus pure, qui ne soit travaillée par quelque mobile insoutenable, quelque ambition crue, quelque scorie lancinante. Non en raison de je ne sais quelle appétence pour le clinquant ou la frime, mais simplement parce qu’il peut arriver que cette gloire-là soit à même de poser un onguent, même superficiel, sur de trop anciennes mélancolies, sur les solitudes subies, sur ce doute dont toute heure est étreinte. La raison, plutôt que la sagesse, vient sans doute avec l’âge, et c’est là aussi ce à quoi l’on peut décider d’indexer son existence : « il ne faut pas vouloir et laisser se faire, du fond du coeur, laisser se faire ce qui doit être. » 

Lire sous la plume de Henry Bauchau qu’il put se sentir aussi amer du silence que tant de ses livres rencontrèrent, de l’indifférence que leur opposa longtemps la presse, constater combien il a pu se sentir aussi envieux du monde, aussi désireux de s’y mêler, voilà qui est, au fond, assez réconfortant. Le sentiment sans doute est assez commun, mais il est chez Bauchau une entaille qui le ramène toujours davantage à lui et à ses béances. « Tristesse de n’être pas vraiment au monde, de n’être pas dans l’être et dans la totalité à laquelle j’appartiens pourtant », note-t-il en sachant bien, pourtant, que si le monde se refuse à lui, c’est aussi parce que quelque en chose en lui refuse le monde. « Ainsi le poète en moi sait la vérité mais l’homme de chaque jour n’arrive pas à la vivre » : voilà bien le lot de l’artiste, cet écart où le met la vie, et auquel, non content de devoir s’habituer, il doit puiser l’énergie et, pourquoi pas, le bonheur de sa création. Double et contradictoire élan qu’il peut ramasser d’un trait parce qu’au fond il se connaît bien : « Il est vrai qu’actuellement je ne puis trouver de vrai bonheur que dans la création. Je sais bien qu’à la racine il y a un besoin malheureux de justification. » 

Ce besoin de justifier son existence taraude ces années difficiles. Difficiles parce que le labeur ne paie pas, parce qu’il faut écrire et qu’écrire n’est source que de contentements rarissimes, pour ne pas dire miraculeux, difficiles aussi parce que la vie a de ces tours prosaïques pour lesquels on n’est pas forcément fait : le manque d’argent, l’insuccès, la dépression – la sienne propre, celle de ceux qu’on aime –, la mort enfin, car en vieillissant l’alentour se vide. C’est à cet égard un journal très touchant, par moments poignant, qu’illuminent seulement quelques répits joyeux dans la création, dans les longues promenades ou la proximité du monde végétal ou animal (« J’aime vivre moi-même au milieu de toutes ces vies que je n’effraie pas »). Et bien sûr dans la fréquentation des oeuvres qui le marquent et le nourrissent. 

L’on songera à Mao, dont il écrit que « comme tous les grands hommes il élargit le cercle des possibilités humaines », et auquel il consacrera une somme passée peu ou prou inaperçue, avant, des années plus tard, de considérer tout cela comme « un épisode de [son] autoanalyse. » L’on songe à Pierre Jean Jouve bien sûr, très présent, dans les moments les plus intimes et les plus douloureux. Pour ne rien dire de l’épouse de Jouve, Blanche Reverchon, « une seconde mère, une protectrice, contre le découragement, la solitude et la mort », et qui, écrit-il, l’a « ramené à [sa] vérité qui était d’être écrivain. » Maints témoignages attestent du caractère considérable de la personnalité de Blanche Reverchon, traductrice de Freud, et psychanalyste, donc, de Jouve, puis de Bauchau, qui la peindra dans La Déchirure (1966) sous lest traits de « la Sybille ». L’on voit passer aussi Ariane Mnouchkine, qui à l’époque s’acharne sur Molière et que Bauchau encourage et suit d’aussi près qu’il le peut. Mais l’on songera surtout à Simone Weil, que Bauchau lit, annote, discute, remâche, ressasse, à qui il écrit des lettres posthumes et à laquelle il revient indéfiniment, cherchant sans doute à y percer les mystères de sa propre foi et à étayer cette très intime conviction que « l’amour qui me manque est celui que je ne donne pas. »

Il faut prendre le temps d’entrer dans ce temps. Celui d’une vie dont on sent, comme dans ses romans, la forme très particulière de fragilité. Celui aussi d’une époque qui bascule, où Beaubourg sort de terre et ce faisant autorise l’art à ne plus rien dissimuler de son appétence consumériste, une époque où, sous les masques de Giscard et de Mitterrand débattant à la télévision, s’affrontent deux bourgeoisies, l’une qui s’éteint, l’autre qui monte. Et comme par un effet de levier, ou de contraste, l’écrivain revient à lui, aux fondations, à l’esprit de l’art et à l’injonction de s’y plier, dans l’écart du monde. Rappel, au passage, de quelques règles atemporelles : « Il ne faut pas en écrivant bâcler le projet initial, il faut lutter au contraire pour le garder, tout en cédant du terrain aux mots », dont l’espoir spirituel n’est jamais tu ; ainsi, « C’est toujours la même épreuve : affronter le réel, la pesanteur du monde et l’injustice avec l’arme en papier du poème. Pourquoi faut-il une arme ? Il faut que je parvienne à être sans armes, je n’y suis pas encore. » Être sans armes, c’est-à-dire accepter de se laisser déposséder, se défier de l’infatuation, accueillir ce qui doit advenir : savoir d’un savoir intime que « la tentation est toujours chez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit. » Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 22, janvier/février 2010

3 commentaires:

  1. et si Bauchau avait vécu à l'époque d'internet ? aurait-il été admiré plus tôt ? on peut se le demander en tout cas
    et tous les anomymes d'internet qui cachent des talents que personne ne connaît, parce qu'ils le veulent bien (j'en connais)

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    1. Mais Bauchau, quasi centenaire, vit à l'époque d'Internet. Même si, bien sûr, je ne suis pas bien certain qu'il en fasse lui-même un usage très frénétique...
      Bref, il est difficile de répondre à votre question, bien plus générale, sur la capacité qu'aurait Internet à révéler ou à faire connaître des "talents". Personnellement, je n'y crois guère. Que certains aient profité d'Internet pour trouver des formes d'expression qui leur correspondent, que la multiplicité des supports ait suscité des vocations à caractère artistique ou littéraire, c'est probable, mais, pour ce qui est du rayonnement d'une œuvre ou d'un auteur, Internet, au mieux, ne peut guère apporter qu'un "petit plus". Mais, après tout, attendons de voir : l'histoire seule le dira...

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    2. réponse de Dominique Corbin, 16 janvier,2012
      En relisant les dernières phrases, ("la tentation est toujours chez l’artiste de dépasser l’immaîtrisé, de dire au lieu d’être dit." Et persister dans cet écart en quoi consiste la vie de l’esprit.)

      je répondrais que l’art, créé par des êtres vivants (les artistes) pour d’autres vivants (les spectateurs, le public) se définissait paradoxalement par son écart, la distance qu’il instaure avec la vie, jusqu’à se confondre avec la "NON-VIE", l’objectité non-organique que sont les œuvres dans lesquelles il s’incarne ?
      je dépose ce passage(libre à vous de l'effacer bien sûr !) paru dans un exposé sur le livre de Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967):
      "Ce télescopage entre la réalisation de l’utopie messianique et la banalité du quotidien suppose ou entraîne l’avènement d’un homme nouveau, dont le modèle est l’artiste, non pas l’artiste au sens spécialisé, séparé, le producteur d’œuvre, mais celui qui s’est laissé porter par sa créativité, car « la créativité est par essence révolutionnaire. » Le programme de cet homme nouveau, qui n’est pas une projection dans l’avenir mais simplement l’homme du présent, le sujet de la vie ordinaire ayant retrouvé ses facultés, sera le libre exercice de son potentiel créatif : « Dans les laboratoires de la créativité individuelle, une alchimie révolutionnaire transmute en or les métaux les plus vils de la quotidienneté. Il s’agit avant tout de dissoudre la conscience des contraires […] dans l’exercice attractif de la créativité ; les fondre dans l’élan de la puissance créatrice, dans l’affirmation sereine de son génie. »

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