lundi 30 janvier 2012

Yasunari Kawabata, Les Belles endormies

Les jeunes filles et la mort 
Éric Bonnargent

Utagawa Kuniyoshi, Cérémonie du Chanoyu
L’alliance intime de l’érotisme avec la mort est l’un des thèmes les plus récurrents de la littérature japonaise. Cette fascination, présente aussi bien chez Sôseki que chez Murakami Ryû, est à l’origine de l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature nippone : Les Belles endormies de Yasunari Kawabata.
Le vieil Eguchi, 67 ans, se rend dans un bordel que lui a recommandé son vieil ami Kiga (peut-être est-il le mystérieux propriétaire du lieu puisqu’il est au courant de tout ce qui s’y passe, du nom des clients – alors que ceux-ci ne devraient pas se connaître les uns les autres – et même des circonstances du décès de l’un d’eux). Le rituel est précis et il se répète à l’identique lors des cinq nuits (correspondant aux cinq chapitres du livre) qu’Eguchi passe dans cet étrange hôtel. Il est accueilli par une femme d’une quarantaine d’années, impassible et froide, qui l’introduit dans une grande pièce au premier étage de cette petite maison. Cette pièce jouxte une chambre dont la clé de la porte n’est remise à Eguchi qu’une fois la cérémonie du thé présidée par l’hôtesse est terminée. La dimension spirituelle est incontestable et cette maison est un temple tout autant qu’un boxon. Impossible d’échapper et à cette cérémonie, impossible de boire autre chose que du thé, même du saké comme le demande Eguchi la première fois.
Il est difficile pour nous, Occidentaux, de saisir ce caractère mystique de la cérémonie du thé (au sujet duquel il faut lire Le Maître de thé de Yasushi Inoué). La voie du thé est un rite remontant au XVe siècle qui met en avant des valeurs telles que le respect, la simplicité, la pureté, etc. Dans Le livre du thé, Kakuzô Okakura écrit :

« Le théisme est un culte basé sur l’adoration du beau parmi les vulgarités de l’existence quotidienne. Il inspire à ses fidèles la pureté et l’harmonie. Il est essentiellement le culte de l’Imparfait, puisqu’il est un effort pour accomplir quelque chose de possible dans cette chose impossible que nous savons être la vie. »

Il peut sembler étrange qu’une telle cérémonie se déroule dans un lieu tel que celui-ci. Mais ce bordel n’est pas un bordel comme les autres : il est réservé à des vieillards, « clients de tout repos » dont Eguchi ne fait peut-être d’ailleurs pas partie. Il n’y a aucun rapport sexuel dans ce chaste lupanar. Pour que les clients n’éprouvent aucune honte de leur virilité perdue, les femmes avec lesquelles ils passent la nuit sont déjà profondément endormies au moment où ils les rejoignent et leur sommeil est tel qu’il est impossible qu’elles se réveillent avant le départ du client : ce sont de Belles Endormies, des jeunes filles vierges qui ne savent rien de leurs compagnons nocturnes. Ce bordel n’est donc pas un lieu de débauche, mais un lieu de méditation. Kiga avait d’ailleurs précisé à Eguchi qui ne le comprenait pas que les belles endormies étaient comme des Bouddhas. Et, en effet, Eguchi se rendra peu à peu compte que toutes ces femmes endormies poussent les vieillards allongés à leur côté qui peuvent les caresser et surtout les admirer à réfléchir sur leur vie, à faire les comptes. Auprès d’elles, Eguchi se remémore les événements en apparence insignifiants qui ont pourtant été constitutifs de son existence. Chacune des filles avec lesquelles il va passer une nuit a ses particularités physiques et chacune d’entre elles provoque, à la manière de la madeleine de Proust, des souvenirs. La première jeune femme, par exemple, parce qu’elle sent le lait amène Eguchi à se souvenir de sa première amie dont il avait léché le sein avec ravissement parce qu’il en perlait une goutte de sang. Il se rappelle avoir revu cette femme quelque temps plus tard poussant un landau, ce qui le conduit à réfléchir au caractère éphémère de toutes choses. Il se souvient également de cette geisha qui l’avait rejeté parce qu’avant de la rejoindre il avait tenu dans ses bras son petit-fils et que son costume sentait le lait. Les courtisanes ont aussi des principes. Par l’intermédiaire de souvenirs à connotations érotiques, les belles endormies permettent aux vieillards de revivre les moments essentiels de leur vie. 

« Le vieux Kiga avait dit à Eguchi que des gens comme lui ne se sentaient revivre qu’en ces moments où ils se trouvaient aux côtés d’une femme que l’on avait endormie. »

Si les vieillards se sentent revivre, c’est parce que ces moments privilégiés auprès de très jeunes filles (certaines n’ont pas plus de 16 ans) leur permettent de se réapproprier leur vie et ainsi de se préparer à mourir. Le sommeil de mort dans lequel sont plongées les filles a une triple importance. La mort est un long sommeil et le sommeil dans lequel sont plongées ces filles est une promesse de mort à venir, promesse que les vieillards ne peuvent plus se cacher et qui les invite à réfléchir. Mais si le sommeil est une image de la mort, la beauté est l’image de la vie et, par contraste avec leur propre corps, les clients sont profondément émus par ce contact avec la vie :

« La peau, l’odeur jeune des filles, peut-être apportent-elles aux tristes vieillards de cette espèce pardon et consolation. »

Cette émotion est d’autant plus vive que les corps sont abandonnés, que le jeu des représentations ne peut plus avoir lieu. Une femme endormie est elle-même et rien d’autre, elle est la vie, la grâce :

« Le vieil Eguchi en était venu, dans cette maison, à penser que rien n’était plus beau que le visage insensible d’une jeune femme endormie. N’était-ce pas la suprême consolation que ce monde pouvait offrir ? La plus belle femme ne saurait dans le sommeil dissimuler son âge. Un jeune visage est agréable dans le sommeil, même si la femme n’est pas une beauté […]. Eguchi se contentait de contempler de tout près le petit visage, et il lui semblait que sa propre vie et ses mesquins soucis de tous les jours se dissipaient mollement. »

Alors bien sûr le contact avec de jeunes corps abandonnés suscite certains fantasmes. Eguchi rêve furtivement d’étrangler une de ses compagnes, il tente d’en pénétrer une autre et renonce lorsqu’il se rend compte qu’elle est vraiment vierge. Trop d’innocence et de pureté tuent le vice et il n’y a plus que le spectacle immobile de la beauté féminine, source de paix. Car, finalement, ce texte est peut-être l’un des plus beaux hymnes à la beauté des femmes :

« La beauté atteinte par les seins de la femme n’était-elle point la gloire la plus resplendissante de l’évolution de l’humanité ? »

Si.





Yasunari Kawabata, Les Belles endormies. Traduit par R. Sieffert. Le livre de poche. 4 €

1 commentaire:

  1. Un beau contrepoint au texte de Kawabata et sa critique ici : http://zoebalthus.typepad.fr/zoebalthus/2011/07/y%C3%B4ko-sous-les-lunes-1.html

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