Romain Verger
© Brett Walker |
Ce roman à la première personne — le troisième que les Éditions de La Dernière Goutte publient de cet auteur argentin — nous donne à partager les pensées et le malaise d’un antisémite à la haine vissée au corps. Pour Damien Daussen, la vie n’est qu’«un exercice stérile» et la sensualité se résume à «un chapitre de la violence».
Orphelin, Damien Daussen a été élevé par Macias, un homme estropié, ex-activiste d’extrême droite. Après avoir renoncé à sa vocation de séminariste auprès du père Anselme (considérant que «la religion ne devenait accueillante qu’une fois que tout était consumé. La croyance, elle aussi, est une forme indolore d’amputation»), Daussen assure les fonctions de veilleur à la faculté de médecine de la Plata, dont il taguera une nuit les couloirs de croix gammées. Sur fond de dictature militaire, Rachel (une jeune femme juive) et lui se retrouvent de temps à autres pour un concert, une visite du zoo, à la bibliothèque du quartier, ou se promènent sur la plage d’Ensenada, «au milieu des galettes de pétrole et des poissons boursouflés». Leurs rencontres ont des relents nauséabonds, parce que ces deux êtres ne s’aiment que pour se heurter l’un à l’autre, se conforter chacun dans leur identité et leur altérité radicale.
Daussen ne connaît pas l’amour. Pour aimer, pense-t-il, «il faut toujours contraindre une partie de son esprit». Il n’envisage sa relation aux femmes qu’en dominant, ne jouissant que de rapports sexuels furtifs et violents. Pour lui, les femmes sont des «putes» ou des «chiennes» à soumettre, et sa façon de les aimer n'a d'égale que celle dont on maltraite les bêtes, telle cette girafe que des jeunes nourrissent de clous et de verre pilé, ou le chat Euclide que Daussen prend un malin plaisir à violenter («Euclide était à peine un chat»).
Parce que Rachel est juive et que l'excite «le contact obscène de sa peau sémite», Daussen fait de son corps la cible de sa détestation viscérale. Il ne l’aime qu’ «à cause de la saveur de ses lèvres sur mon sexe, à cause de ce baptême tiède qui gicle parfois sur son front ou sur sa joue et qui, atteignant sa bouche, lui fait dire qu’elle aime mon acidité, la forme chaude dont je la dessine.»
Et c’est l’aspect le plus fascinant du roman : ce magnétisme sourd et glacial qui unit ces deux êtres, en dépit de leur répulsion réciproque. Peut-être parce que, comme le pense Daussen, «nous cherchons tous à ressembler à ce que nous craignons le plus». La personnalité de Rachel n’en est pas moins complexe ; elle subit elle aussi cette attirance trouble pour le «sourire pervers» et les violences de son compagnon, s'y reconnaissant pleinement juive, «si juive qu’[il] ne pourrait jamais le concevoir» : «C’est avec toi que j’ai toujours su que j’étais juive. Jamais avant». Parfois elle se refuse, mais dans les humiliations répétées dont elle est victime, et en allant jusqu’à nourrir en son sein l’enfant de cette ordure, Rachel clame haut et fort son identité, ranimant par sa soumission consentie le martyre de son peuple.
Dans un style sobre, précis et abrupt, Le mal dans la peau est le portrait glaçant d’un homme qui, pour expérimenter organiquement toute l’étendue de sa haine, se frotte maladivement à ce qu’il exècre le plus.
Gabriel Báñez, Le mal dans la peau, La Dernière Goutte, 2012, 17€. Traduction : Frédéric Gross-Quelen.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire