vendredi 21 septembre 2012

Pierre Terzian, Crevasse

La chute

Éric Bonnargent

Denis Darzacq, La Chute
Dramaturge et metteur en scène, Pierre Terzian signe avec Crevasse son premier roman. Son personnage est un raté, une ombre dont on ne sait jamais si elle est présente ou absente, un spectre auquel Pierre Terzian ne donne même pas de nom. Ce personnage a si peu de consistance qu’il était impossible de le faire parler à la première personne du singulier et comme la distance qu’implique l’utilisation de la troisième personne aurait fait courir le risque de le perdre de vue, Pierre Terzian a choisi d’utiliser le « tu » qui, en convoquant son personnage, l’oblige à rester là, sous nos yeux. Parce qu’il n’éprouve aucune compassion pour son personnage, l’auteur utilise un style sans fioritures ; les phrases, sèches et cruelles, claquent comme des uppercuts :

« Un jour tu tombes. Une éraflure de cour d’école, des graviers qui restent collés dans la plaie. Tu pleures. Ҫa pique. Tu regardes autour de toi. Tu cherches quelqu’un à qui dire combien ça pique. Personne. Les autres continuent de jouer.
Des heures passées à chercher tes semblables.
T’as abandonné. T’as pas de semblables. Il en faut un qui tombe à terre quand on joue à chat.
Tu te dis qu’il y a des injustices qui sont comme des patrimoines. »

Dès l’enfance, l’homme a fait l’apprentissage de sa transparence et de sa solitude. Il a grandi derrière le périphérique, dans la pauvreté (« Des habits de pauvres. Des rêves de pauvres. De quoi sentir les chiottes à vie. Une langue de pauvres, des silences de pauvres ») avec, en guise de parents, des Thénardier modernes. Son père, alcoolique et violent, le traite constamment de pédé et sa mère approuve en silence, même lorsqu’elle se fait cogner. En grandissant, il se lie avec une bande d’Arabes dont il est le souffre-douleur. Subir des sévices est presque une chance ; pour une fois, on lui prête attention. À cinquante ans, seul dans sa chambre de bonne du boulevard Rochechouart, tel « un parasite collé à la jambe du monde », il se souvient de sa lamentable existence, de ses navrantes histoires d’amour avec Sally, la putain ou Yilmaz, une trop jeune Turque, de ses pitoyables expériences professionnelles qui l’ont conduit à tourner dans des pornos gay, à se faire virer de son poste de pion d’une lycée (« une immense boîte bleue avec des lignes oranges, les couleurs impossibles qu’on ne trouve que dans les hôpitaux et les lycées. Des couleurs publiques »), à vendre des maquillages volés aux putes de Pigalle, à fuir l’Opéra Garnier où il était ouvreur. Sa seule fantaisie est de partir quinze jours en vacances dans un hôtel miteux de Chamonix. Pour celui qui ressemble « à quelqu’un qui se réveille tout juste d’un cauchemar », c’est bien là, loin de ses échecs urbains, que le cauchemar prendra fin. Crevasse est un roman impitoyable et tout l’art de Pierre Terzian consiste à faire en sorte que nous n’éprouvions rien d’autre pour son personnage que la fascination de l’entomologiste pour la vermine. Crevasse est, sans doute avec Les Coups ou L’Homme au marteau de Jean Meckert, l’un des romans les plus réussis sur le thème de l’échec.






Pierre Terzian, Crevasse. Quidam Éditeur. 15 €









Article paru dans Le Magazine des Livres

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