Bolaño pasolinien
Marc Villemain
Éditions Christian Bourgois |
Je
ne ferai pas semblant d'être un spécialiste de Roberto Bolaño
(1953/2003) : je connais très mal son œuvre. Aussi ne m'aventurerai-je
qu'assez succinctement dans la recension de ce bref roman, le dernier
qui fut publié de son vivant.
Son prétexte romanesque est assez simple
: Bianca, la narratrice, et son jeune frère, tous deux adolescents,
tentent d'organiser leur vie après la mort accidentelle de leurs
parents. Contraints par la nécessité de subvenir à leurs besoins,
nécessité à laquelle s'annexe sans doute une sorte de trauma,
d'accablement plus ou moins latent, ils vont rapidement décrocher de
leurs études et se heurter aux impasses d'une existence désormais
largement sous hypothèque. Bolaño excelle dans la peinture de ce
décrochage social et des errements propres à cet âge incertain, entre
indifférence au monde et sentiment de puissance. L'instinct libertaire
de l'adolescent ne s'en heurte pas moins aux déterminismes les plus
classiques : "J'en suis arrivée à penser que nous allions mourir. Mais notre vie a suivi les paramètres établis avant la mort de nos parents."
Avec son air de rien, avec cette manière
d'écriture désossée, sans éclat ni tonitruance, cette façon étrange que
le récit a de progresser, façon empathique et distante, tendre et
lointaine, Un petit roman lumpen s'avère être un texte assez
magique. Pour une large part, cela repose sur cette impression que les
choses sont dites de manière un peu accidentelle, en passant, en donnant
peu ou prou le sentiment qu'à peu près tous les faits se
valent, qu'aucun, finalement, quelles qu'en soient la teneur,
l'importance ou la conséquence, ne mérite d'être davantage souligné
qu'un autre. Et, en effet, s'il se produit une chose grave, ou un peu
décisive, l'on peut se dire qu'il suffit de le mentionner : le lecteur,
lui, saura faire la part des choses. C'est bien ce que fait Bolaño, qui
s'appuie sur le personnage de Bianca pour porter les choses et leur
donner leur profonde résonance. Bianca est un très beau personnage,
direct, simple, franc, efficace, très pur finalement, qu'habite une
force secrète, intime, puissante et d'une belle densité. Sa manière de
vivre, de se projeter dans l'avenir comme de prendre ses décisions au
jour le jour, est mûe par un instinct de survie que l'on dirait à toute
épreuve. Cette façon qu'elle a de se faire faire l'amour par
les deux copains de son frère, la nuit, par alternance, au fil des
semaines, sans même que, dans la pénombre et la confusion, elle sache
toujours de quel copain exactement il s'agit, cette manière absente
qu'elle a de se livrer (est-ce par compassion, est-ce en vertu d'un
certain goût ritualiste, de ce plaisir qu'elle peut prendre à faire
plaisir, à soulager ces deux hommes que l'on devine à la fois durs et
troublés, ou, justement, en raison de cette sorte d'instinct de survie
?), tout cela, disais-je, témoigne d'une intelligence viscérale,
instinctive, du monde, d'une compréhension immédiate de ses arcanes - "Alors
je me suis regardée dans une glace et j'ai vu mes cernes, ma peau
blanche, comme si la lune, qui pour moi brillait autant que le soleil,
était en train de me contaminer. Alors j'ai décidé que je n'avais pas à
faire l'amour toutes les nuits et j'ai fermé ma porte à clé. La vie,
contrairement à ce que j'attendais, a continué toute pareille."
Ce qui va advenir, un peu plus tard,
lorsqu'il lui faudra user de ses atours auprès d'une gloire déchue du
péplum et du culturisme, séquence digne de Pasolini, elle
le vivra dans ce semblable état, avec cette semblable conviction que ce
qui doit advenir advient toujours, et que pour cette raison même
rien ne saurait être fondamentalement malsain ou condamnable ; c'est là
aussi la beauté résignée de ce livre, et le charme final de ce
personnage dont on ne saurait dire s'il flotte dans l'existence comme
pour se protéger du monde, ou si ce flottement serait la seule manière
praticable de s'y mouvoir - et, peut-être, mais sans guère d'illusions,
continuer à en espérer quelque chose. Tout le talent de Bolaño est
de réussir à donner à cette jeune fille très singulière, dure dans ses
choix comme avec elle-même, quelque chose d'une aura de sentimentalité ;
une grâce, dira-t-on.
Bonjour Marc,
RépondreSupprimerJe ne suis pas non plus une spécialiste de Bolaño -juste une de ses admiratrices-, mais dans la plupart des romans que j'ai lu de cet auteur, j'ai ressenti exactement ce que vous décrivez ici : cette manière presque fortuite de dire les choses, se contentant de les dépeindre avec distance. Du coup, on a l'impression que tout est mis sur le même plan : l'anecdote et l'Histoire, le dramatique et l'anodin. Et curieusement, cela donne à l'ensemble une sorte de puissance, de mélancolie, qui prend le lecteur à la gorge.