Welcome into the machine
Eric Bonnargent
La problématique du double est toujours
génératrice de malaise. Ce malaise atteint son comble lorsque cette problématique
est abordée à partir de la schizophrénie. C'est ce que fit Brian Evenson dans Inversion,
c'est ce qu'ont fait Thomas Becker et Sébastien Wojewodka avec W.O.M.B., petit volume paru aux éditions ActuSF.
La structure même de W.O.M.B.
est schizophrénique. Le titre d’abord puisque “womb”, en anglais, signifie “utérus” ou “matrice” (et le mot est loin
d’être anodin dans ce volume), mais est ici écrit sous forme d’initiales pour
vouloir dire “wilderness of mirrors broken”, à savoir “désert de miroirs ébréchés”. Il y a aussi deux nouvelles, l’une de
Sébastien Wojewodka, l’autre d’un certain Thomas Becker, le double d’Olivier
Noël, le critique littéraire (http://findepartie.hautetfort.com/).
Untitled ou l’Intercession, la nouvelle la plus courte, celle de
Wojewodka, est très étrange et j’avoue ne toujours pas la comprendre.
Impossible pour moi de dire si elle est réussie ou non, j’ai eu beau la lire
plusieurs fois, il n’y a rien à faire. Je ne parlerai donc que de Channel
Chain Schizoid de Becker/Noël, une vraie réussite, son style rappelant
souvent celui de son quasi-homonyme, son double idéal, Beckett.
Là encore, la
structure de la nouvelle est schizophrénique, le discours principal étant
parfois interrompu par les paroles d’un homme qui, parce qu’il est immortel,
assiste à sa propre décomposition. Sans la voir, puisqu’il s’est lui-même
arraché la tête… :
« S’il pouvait
voir, voici ce que mon corps décapité contemplerait : les os de mon crâne
apparaissent ça et là, mis à nu par les bactéries et les parasites. Un asticot
repu s’extrait lentement de ma mâchoire serrée. Je voudrais le croquer et en
aspirer le suc mais rien n’y fait, cela m’est impossible, la mort me grignote.
De mes gencives, ne subsiste qu’une bouillie nauséabonde. Je n’aime pas cela.
Crâne humain hurlant à la mort au cœur des ténèbres. Je suis vivant. »
L’homme subit un
cauchemardesque éternel retour du même : son corps se décompose puis se
recompose pour se décomposer de nouveau, etc. On devine que cette voix est
aussi celle du narrateur principal, une deuxième voix qu’il ignore. Ce
narrateur principal n’a pas de nom ou, s’il en a eu un, il l’a oublié. Il y a
d’ailleurs de nombreuses choses qu’il a oubliées depuis qu’il vit reclus,
notamment son enfance et le monde extérieur. Ces oublis sont d’autant plus
étonnants que le narrateur a une mémoire infinie, enregistrant sans cesse et
sans difficulté toutes les connaissances que lui livre Avatar, son seul
compagnon, un ordinateur, lointain descendant du HAL de Stanley Kubrick. Rien
ne lui échappe : l’histoire, la théologie, la littérature, la philosophie,
les sciences, etc. Toutes ces disciplines lui font supposer qu’il existe un
monde extérieur, à moins qu’il ne soit qu’une chimère, chimère qu’il fait
exister en s’adressant à des lecteurs imaginaires :
« Jusqu’à
preuve du contraire, je suis le seul être humain de l’univers. Du moins, c’est
possible. Comment le saurais-je ? Peut-être me lisez-vous, à cette minute,
peut-être m’écoutez-vous. Mais peut-être pas : j’ai d’excellentes raisons
de penser que vous n’êtes rien de plus que mes créatures – d’informes chimères
inventées de toutes pièces pour mon agrément – ou mon tourment. »
Le narrateur vit dans
un appartement vide de meubles (si ce n’est un vieux matelas en lévitation à
quelques centimètres du sol) sans portes ni fenêtres, un appartement cubique
divisé en quatre pièces d’égales superficies : la chambre, la salle de
bain-WC (car s’il ne mange, ni ne boit, il défèque quand même), le “Temple” et l’“Au-delà”, cette pièce lui
étant interdite d’accès sans qu’il sache d’où vienne cette interdiction : « l’Au-delà ne
veut pas de moi… » Il n’y a pas d’Au-delà possible pour cet innommable
qui vit depuis toujours et sans doute pour toujours. Il aura beau essayer de se
tuer en trouvant miraculeusement une lame tranchante, mais, une fois à terre,
ses organes reprendront leur place comme s’il ne s’était rien passé : « pour
que la mort ait un sens, il convient au préalable d’être en vie. » Becker
nous invite tout au long de cette nouvelle à faire avec le narrateur
l’expérience du solipsisme, nous faisant partager les affres dans lesquels la
solitude totale le plonge au cours de ses journées qui, heureusement pour lui,
ne durent que seize heures. Dans la matrice, la réclusion est totale.
Que se passe-t-il
pendant les huit autres heures dont il n’a pas conscience ? Car huit
heures il doit bien y avoir… Tout laisse penser que, pendant ces huit heures,
le narrateur doit être plongé dans une stupeur catatonique schizophrénique
pendant laquelle se joue l’opération de décomposition/recomposition de la
deuxième voix. Car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, Channel Chain
Schizoid n’est pas une simple histoire quelque peu étrange racontant les
déboires d’un innommable beckettien évoluant dans un univers fictif.
Becker/Noël convie en réalité le lecteur à un voyage en schizophrénie dont il
explore les méandres.
D’après les analyses
de Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe, le schizophrène se vit traversé de
machines et ne peut souvent agir que s’il se connecte à des machines réelles ou
imaginaires. Le lecteur découvrira d’ailleurs que certaines de ces machines auxquelles
est connecté le narrateur sont bien réelles. Rien dans cette nouvelle, ne
relève de la science-fiction… Qu’est-ce que signifie la proposition selon
laquelle le corps du schizophrène est traversé de machines ? Cela signifie
qu’il a un « corps sans organe », c’est-à-dire que son corps
est sans organisme, celui-ci étant désorganisé par des forces qui le traversent
et qui interrompent le processus d’agencement en organisme des organes. Lorsque
ces forces sont négatives, comme c’est le cas avec le narrateur de Channel
Chain Schizoïd, alors elles visent son démantèlement. Mais ce dérèglement
de l’organisme ne conduit pas le schizo à perdre du vue le réel. Bien au
contraire, et comme c’est le cas ici, le schizo vit au plus près du réel dans,
disait Antonin Artaud, « une émotion qui rend à l'esprit le son bouleversant de la
matière. » A propos de tout cela, Deleuze écrivait dans
son Francis Bacon, Logique de la
sensation que « le corps sans
organe s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on
appelle organisme. C’est un corps intense, intensif […]. Le corps n’a donc pas
d’organes, mais des seuils ou des niveaux. » Cela explique pourquoi le
narrateur est sans cesse à l’écoute de son corps, un corps fragmenté et
fragmentaire qui semble le commander. Quant aux deux voix qui s’ignorent l’une
l’autre, elles correspondent à la scission schizophrénique entre le
fonctionnement exacerbé des machines et le stase catatonique pendant laquelle
les machines semblent arrêtées obligeant le corps à se figer dans des attitudes
rigides pendant des heures, parfois des jours, parfois des années.
W.OM.B. est, du moins grâce à Channel Chain Schizoïd, un livre à lire.
Non seulement, il s’agit d’une nouvelle bien écrite et bien menée, mais elle
est invite à découvrir un monde que la plupart du temps nous ignorons, celui du
schizophrène.
Becker/Wojewodka,
W.O.M.B., ActuSF. 7 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire