vendredi 2 novembre 2012

Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux

Nostalgie du baroque
Éric Bonnargent   
« Que pouvions-nous espérer d’un univers où foisonnent les trous noirs,
 l’antimatière, les catastrophes ? »


Roberto Matta, Etoile de jardin
Là où les tigres sont chez eux est un bon roman et c’est déjà pas mal. Il s’agit d'un bon roman qui n’a pas tenu ses promesses, qui n’a pas réalisé ses ambitions.
L’ambition réside d’abord dans l’ampleur et la structure narrative de ce roman dont l’action se déroule au Brésil, une structure complexe qui va se mettre en place dès le premier chapitre. Le prologue commence ainsi :

« – L’homme a la bite en pointe ! Haarrk ! L’homme a la bite en pointe ! fit la voix aiguë, nasillarde et comme avinée de Heidegger.
Brusquement excédé, Éléazard von Wogau leva les yeux de sa lecture ; pivotant à demi sur sa chaise, il se saisit du premier livre qui lui tomba sous la main et le lança de toutes ses forces vers l’animal. A l’autre bout de la pièce, dans un puissant et multicolore ébouriffement, le perroquet se souleva au-dessus de son perchoir, juste assez pour éviter le projectile. Les Studia Kircheriana du père Reilly allèrent s’écraser un peu plus loin sur une table, renversant la bouteille de cachaça à demi pleine qui s’y trouvait. Elle se brisa sur place, inondant aussitôt le livre qui s’y trouvait.
– Et merde !... grogna Éléazard.
Il hésita un court instant à se lever pour tenter de sauver son livre du désastre, croisa le regard sartrien du grand ara qui feignait de chercher quelque chose dans son plumage, la tête absurdement renversée, l’œil fou, puis choisit de revenir au texte de Caspar Schott. »

Éléazard dont le nom et le prénom sont eux-mêmes atypiques pour un Français est atopon à plus d’un titre. Géographiquement d’abord, puisqu’il vit à Alcântara dans le Nordeste, loin de tout ; professionnellement, puisqu’il est correspondant de presse dans une région où il ne se passe presque rien ; affectivement, puisqu’il vient de se séparer de sa femme Élaine, paléontologue en mission dans le Pantanal au sud-ouest du pays, qui ne supportait plus son cynisme et que sa fille, Moéma, vit à Fortaleza où elle est inscrite à l’Université et qu’il vit maintenant seul avec son perroquet imbécile qui répète sans cesse que « l’homme a la bite en pointe » au lieu du vers de Hölderlin « l’homme habite en poète » et Soledade, sa femme à tout faire qui ne fait d’ailleurs rien si ce n’est regarder la télévision, l’aimer en secret et lui servir à boire ; intellectuellement enfin puisque en plus d’être un spécialiste d’Athanase Kircher, un jésuite du XVIIème siècle qu’il a cessé d’étudier par désenchantement pour se consacrer à l’inactivité la plus totale, il a également renoncé à écrire, Bartleby moderne. Mais voilà qu’en cette matinée de juin 1982, Eléazard vient de recevoir d’Europe un manuscrit inédit, une biographie de Kircher par son disciple et ami Caspar Schott.
Après ce prologue, suivent vingt-deux chapitres et un épilogue constitués de trois parties distinctes (sauf le chapitre XIV constitué de deux parties et les chapitre I et XX constitué de quatre parties) dont le seul point commun formel est qu’ils commencent tous par un chapitre de la biographie d’Athanase Kircher. Les autres racontent ou bien les errements d’Éléazard, ou bien la dramatique épopée d’Élaine dans la jungle, ou bien les déboires de Moéma, ou bien la vengeance de Nelson ou encore retranscrivent les Carnets d’Eléazard.
Et c’est là que le bât blesse car ces différentes pistes sont qualitativement très inégales. Elles ont toutes pour commun la présence d’un membre de la famille von Wogau et celle d’un membre de la famille de l’ignoble gouverneur Moreira, un homme politique corrompu.

Éléazard qui n’attendait plus rien de la vie va être amené à s’opposer aux projets immobiliers du gouverneur en compagnie d’une jeune Italienne, Loredana, et de ses amis, Alfredo, propriétaire du désertique hôtel Caravela et le docteur Euclides, vieux libertaire presque aveugle ayant été dans sa jeunesse jésuite puis maoïste. Or, seuls Éléazard et Euclides sont des personnages intéressants qui ont quelque chose à dire (nous en parlerons plus tard). Alfredo est un personnage secondaire sans réel intérêt alors que Loredana est un personnage peu cohérent venu d’Italie mourir dans ce coin perdu du Brésil et qui finira, après une inutile séance de vaudou, par repartir tout aussi bizarrement en Italie. Loredana est sans relief et c’est à elle que l’on doit les passages les plus faibles de cette partie, dont la caricaturale escapade en voiture avec le gouverneur et les cours d’italien illogiquement décisifs dispensés à sa femme. Le gouverneur Moreira est lui aussi un personnage assez caricatural au point d’être digne de certains méchants hollywoodiens. Il n’en reste pas moins que cette partie se lit avec plaisir et qu’elle comporte quelques-uns des meilleurs passages du livre.
Les carnets d’Éléazard sont très réussis. Il y note ses pensées et analyse les rapports qu’il entretient avec l’œuvre de Kircher, rapports qui lui permettent de mieux se comprendre lui-même. Comme dans toutes les collections d’aphorismes, même celles de Nietzsche ou de Cioran, il y a des choses moins intéressantes, mais l’ensemble est cohérent et permet de bien saisir la personnalité d’Éléazard.
Le voyage scientifique d’Élaine au cœur de la forêt amazonienne en compagnie de ses collègues et d’un étudiant, le jeune Mauro Moreira, sur le bateau de Petersen, un ancien S.S. et un ancien tortionnaire de la caravane de la mort de Pinochet, sombre dans le grotesque à partir de l’attaque du bateau par des contrebandiers.
Les mésaventures de Moéma, bisexuelle et toxicomane, n’ont strictement aucun intérêt et cela d’autant plus qu’aucun des personnages de cette partie n’a de profondeur psychologique.
Plus sympathique par contre est l’histoire de Nelson, cul-de-jatte orphelin des favelas, dont le seul bien est un rail d’acier contenant les restes de son père, celui-ci étant tombé dans une cuve de métal en fusion, dans l’aciérie dirigée par Moreira. Nelson n’a qu’un seul but : venger son père par le meurtre du gouverneur. Il n’empêche que la vie dans les favelas est pauvrement rendue.
Finalement, la biographie Kircher et les carnets d’Éléazard sont les parties les plus intéressantes d’un ensemble qui manque parfois de souffle et de cohérence.

Kircher est la figure centrale de ce livre parce qu’il y a du Kircher en chacun des protagonistes. Kircher a existé. Il est né en 1602 et est mort en 1680. Ce « raté pitoyable » selon Élaine, cet « artiste de l’échec » selon Éléazard  fut un homme hors du commun parce que pas du tout en phase avec son temps. Le XVIIème siècle, c’est le siècle de Galilée, de Descartes, de Leibniz, etc., c’est le siècle où l’humanité entre dans l’âge moderne, c’est le siècle où les mathématiques prennent le pouvoir (« La nature est écrite en langage mathématique » écrivait Galilée), où les sciences expérimentales deviennent la voie d’accès privilégiée à la vérité. Kircher est achronique, il demeure dans le Baroque, voire dans la Renaissance et s’il rencontre et correspond avec le Père Mersenne, il méprise Descartes et ignore totalement Galilée. Il est un inventeur farfelu auquel on doit certes la lanterne magique, mais aussi le piano à chats, la catastrophique alarme pour cercueil, la balance à peser les âmes ou encore une langue universelle dans laquelle « Notre ami vient » s’écrit « XXX.21 II. 5 XXIII. 8 »… Si son cabinet de curiosités est le premier d’Europe, il est constitué d’objets aussi saugrenus qu’une relique de l’Arche de Noé. Dans le domaine de la connaissance, Kircher a tout raté : il a cru déchiffrer les hiéroglyphes, les idéogrammes chinois et a même cru pouvoir reconstituer la langue originelle, la langue de Dieu oubliée depuis l’épisode de la tour de Babel. Kircher, c’est Bouvard et Pécuchet à lui tout seul.
Du moins est-ce ce que crois d’abord Éléazard qui éprouve un riant mépris pour le jésuite. Mais si Kircher le fascine, c’est à cause son refus obstiné de la modernité. Kircher, c’est le refus de la tyrannie des mathématiques. Voici quelques extraits des carnets :

« QU’AI-JE AIMÉ CHEZ KIRCHER, sinon ce qui le fascinait lui-même : la bigarrure du monde, son infinie capacité à produire des fables […]. »
« ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR. Kircher écrit une encyclopédie involontaire de tout ce qui va disparaître ou s’infirmer après lui. En ce sens, il est conservateur d’un savoir d’ores et déjà momifié de son vivant, bien plus que du premier muséum digne de ce nom. La révolution copernicienne, puis galiléenne en astronomie,, l’amplification soudaine de la chronologie terrestre bouleversent les idées reçues avec la violence d’un raz-de-marée. Kircher choisit de ne pas embrasser cette nouvelle conception du monde, mais de sauvegarder l’ancienne coûte que coûte. C’est le Noé de son temps. Son œuvre est l’arche d’un univers submergé. »

À leur manière, tous les personnages refusent ce monde désenchanté, à commencer par Éléazard. Élaine se souvient de l’une de ses diatribes :

« La science n’est qu’une idéologie parmi d’autres, ni plus ni moins efficace que n’importe quelle autre de ses semblables. Elle agit simplement sur des domaines différents, mais en manquant la vérité avec autant de marge que la religion ou que la politique. Envoyer un missionnaire convertir les Chinois ou un cosmonaute sur la Lune, c’est exactement la même chose : cela part d’une volonté identique de régir le monde, de la confiner dans les limites d’un savoir doctrinaire et qui se pose chaque fois comme définitif. Aussi improbable que cela ait pu apparaître, François-Xavier arrive en Asie et convertit effectivement des milliers de Chinois, l’Américain Neil Young – un militaire, entre parenthèses, si tu vois ce que je veux dire… – foule aux pieds le vieux mythe lunaire, mais en quoi ces deux actions nous apportent-elles autre chose qu’elles-mêmes ? Elles ne nous apprennent rien, puisqu’elles se contentent d’entériner quelque chose que nous savions déjà, à savoir que les Chinois sont convertibles et la Lune foulable… Toutes deux ne sont qu’un même signe de l’autosatisfaction des hommes à un moment donné de leur histoire. »

La tyrannie du chiffre a engendré l’économie libérale, l’exploitation de l’homme par l’homme, de la nature par l’homme. Elle a détruit le merveilleux et cette terre autrefois conçue comme une matrice n’est plus qu’un réservoir de matières premières. Comme le montre par ailleurs Heidegger –  le vrai, pas le perroquet… – « la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui comme telle puisse être extraite et accumulée. » De plus, il n’est pas certain que notre appréhension quantitative du monde soit vraiment plus vraie que l’approche qualitative de nos ancêtres, elle n’est, au mieux, qu’une manière d’interpréter le monde. Heidegger, encore une fois, écrivait :

« La représentation scientifique ne peut jamais encercler l’être de la nature, parce que l’objectivité de la nature n’est que le début, qu’une manière dont la nature se met en évidence. »

Les discussions d’Éleazard avec Euclides abordent souvent ce problème. Euclides, malgré son nom, rappelle que le monde “vrai”, celui de la science moderne, ne peut se représenter que par le calcul et seuls quelques élus sont capables de cela. Le monde d’Aristote était peut-être faux, mais il était précis et compréhensible. Ces conversations sont toujours passionnantes, quels que soient les problèmes abordés, qu’il s’agisse de la nécessité du plagiat en art ou du statut totalitaire de la vérité qui permet d’ailleurs une nouvelle charge contre la science moderne : 

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès lors que l’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager par tous. Le christianisme lui-même – et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui, n’est-ce pas ? – le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! À ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du cœur… Non, cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. Il n’y a que la vérité qui tue ! Et la plus meurtrière est celle qui prétend à la rigueur du calcul. »

Qu’il s’agisse de Kircher ou d’Éléazard et d’Euclides, la vérité est baroque, multiple et chatoyante et ce qui compte est moins de la trouver que d’emprunter les chemins qui y mènent :

« LA VÉRITE n’est ni un chemin de traverse ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. Voici longtemps qu’il ne s’agit plus pour moi de chercher une issue quelconque dans la forêt, mais bien de m’y perdre au plus profond. »

Éléazard en arrivera à cette conclusion à la lecture de la biographie de Kircher, Nelson se perdra dans un meeting politique, Élaine dans la jungle et Moéma dans la drogue, aucun des protagonistes ne parvenant à se mettre en adéquation avec ce monde.
Au final, ce livre est un bon livre parce qu’il dit quelque chose. Néanmoins, alors que l’on reproche d’habitude aux écrivains français de manquer d’ambition, on peut reprocher à Blas de Roblès de ne pas avoir eu les moyens de mettre en œuvre les siennes, la lecture de Là où les tigres sont chez eux offrant certes de bons moments, mais pas assez. Le dialogue entre Kircher et Éléazard est indéniablement une réussite, le reste est beaucoup plus laborieux.





Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux. Zulma. 24€ 50



1 commentaire:

  1. Bonjour,
    J'ai lu ce livre récemment avec un sentiment mélangé, me disant sans cesse que ce pourrait être un très bon roman, mais qu'il manquait quelque chose, sans parvenir à mettre des mots sur ce qui me gênait. C'est intéressant de lire une critique qui va chercher pourquoi. Merci.
    Karine

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