Charlie Brown, Balzac, les scouts et autres volatiles...
Marc Villemain
Ceux, les
romantiques, qui s’accrochent mordicus à l’idée qu’un homme hors du commun se
cache toujours derrière tout écrivain digne de ce statut, devront se munir
d’une gousse d’ail avant de lire La zone
d’inconfort. Dans Les Corrections,
inestimable roman à propos duquel fut parfois invoqué le nom de Balzac,
Jonathan Franzen avait éclairé l’intimité américaine de manière assez
définitive ; La zone d’inconfort
nous en livre ici les fondations – ou plutôt le « négatif », comme l’éditeur le suggère avec justesse. D’aucuns
pouvaient s’inquiéter qu’un auteur pas même âgé de cinquante ans livre les
menus souvenirs d’une jeunesse dont lui-même confirme la banalité, mais cette
inquiétude se révèlera sans fondement. Et ce n’est pas tant la sincérité du
propos qui fait mouche ici que son naturel serein, son absence de complaisance,
son désintérêt absolu pour toute considération qui flirtât de trop près avec
les jeux de rôle dont les mémoires littéraires se pâment ad nauseam.
Éditions de l'Olivier |
Inutile ici de
babiller sur l’Amérique, à propos de laquelle tout a été dit déjà, et qui, tant
qu’elle continuera de tirer les ficelles du destin planétaire, ne cessera
jamais de charrier son lot de polémiques et de contresens – frotte-manche et
détracteurs se retrouvant d’ailleurs et à parts égales dans la même confrérie aveugle pour y
déverser de semblables fantasmes. Car « l’Amérique » est à la fois
plus grande et plus petite que ce qu’on en dit, et ce n’est pas Jonathan
Franzen, ce petit Américain comme tant d’autres, qui nous démentira. Né dans
l’Illinois en 1959, il a « grandi au
centre du pays, au milieu de l’âge d’or de la classe moyenne américaine. »
De son pays, il a donc connu cette belle époque que sont toujours les époques
de transition, et c’est cette Amérique impertinente, libre, et probablement
déchue, qui nous revient ici sous la plume d’un écrivain dont on sent combien
il a pu rêver s’y investir, et combien il a décidé, l’âge venant, de se laisser
envahir par la langueur, le détachement, cette forme un peu lasse
d’humour sur soi qui n’est pas étrangère au charme presque bucolique de ce
récit.
« J’ai passé de longs moments morbides et délicieux
dans la solitude, commandé par cette espèce d’instinct hormonal qui, j’imagine,
incite les chats à manger de l’herbe », rapporte-t-il en songeant à
son adolescence : nous pourrions être nombreux (fors le talent) à pouvoir
faire état d’une telle disposition. Tout se passe là, entre un père arborant
« un air résigné qui résumait sa
vie », une mère mourante qui avait fait de sa maison « un roman », et Tom, le grand frère
idéalisé qui mène sa barque aussi loin que possible des encombrements
familiaux. Le jeune Franzen cultive une image assez clinique de lui-même, mais
nous aurions tort de chercher dans cette image dépréciée l’indice d’une
quelconque morbidité. « Le peu que
je savais de la méchanceté du monde me venait d’une partie de camping, […],
au cours de laquelle j’avais jeté dans un feu de camp une grenouille, que
j’avais regardée se flétrir et se tortiller sur la face plate d’une
bûche » : Franzen, aujourd’hui comme hier, semble toujours
évoluer à côté du monde réel, et c’est cette part d’enfance, dont il pouvait
craindre qu’elle le poursuivrait comme une marque d’échec, qui finalement le
révèle à lui-même. Aussi ses vrais héros, ou peut-être vaudrait-il mieux dire
ses alter ego, furent-ils Charlie Brown et son créateur Charles M. Schulz, qui
lui inspirent ici quelques pages presque aussi remarquables que l’épisode de la
vente de la maison de famille. De Snoopy, le fameux petit chien, il écrit qu’il
était « un animal non-animal
solitaire qui vivait parmi des créatures plus grandes et d’une autre espèce, ce
qui était plus ou moins le sentiment que j’avais de ma propre situation à la
maison ». L’identification à Charlie Brown, victime perpétuelle du
« sentiment de culpabilité »
et souffre-douleur dont les pairs raillent l’inadéquation au réel, révèlent un
écrivain empli de tendresse pour ces âges et ces situations qui échappent aux
formes connues, et communément appréciées, de la normalité sociologique.
Petit à petit, le
jeune garçon sous influence qui cherche à se fondre dans les traces des autres,
celles de son grand frère, celle des membres du groupe « Camaraderie » que patronne la
première Église congréganiste, celles encore des fortes têtes de son lycée,
conquerra sa liberté et ne suivra plus que sa voie propre. C’est l’histoire
classique de la naissance de l’individu, ici rapportée dans un mouvement qui
est tout à la fois laconique et profond. Sa propre voie, c’est bien sûr la
naissance à l’écriture, qu’il nous raconte ici comme elle doit être racontée,
c’est-à-dire sans que soit omis aucun de ses aspects les plus triviaux. Mais
c’est aussi son « histoire avec les
oiseaux », qui tourne à la passion, quand ce n’est pas à « l’addiction », et à laquelle il
consacre le dernier chapitre de ce récit. L’auteur alors n’est plus que
lui-même, l’adulte est né, et cette longue passion en porte paradoxalement
témoignage. « Mon histoire d’amour
avec les oiseaux commença à soulager le chagrin que je cherchais à fuir »,
écrit-il. Aussi le développement qu’il leur consacre est-il étonnant, non
seulement parce qu’il en est devenu un authentique spécialiste, mais parce
qu’ils lui inspirent des saillies qui ne sont pas seulement politiques, mais
familiales, amoureuses et anthropologiques. Et lorsqu’il écrit que « cette bande mêlée de modestes piafs et
pluviers sur la plage me rappelait les humains que j’aimais le mieux :
ceux qui ne s’adaptaient pas », nous sommes heureux de retrouver le
Franzen décrit une centaine de pages plus tôt, ce petit Charlie Brown que,
finalement, il n’a jamais cessé d’être.
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007
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