Mondes perdus
Romain Verger
Gravure tirée d'Aldrovandi |
De Robert W. Chambers (1865-1933), l’histoire littéraire a peu retenu. S’il a marqué les esprits du début du XXe siècle par ses comédies de mœurs, le versant fantastique de son œuvre, sous-estimé pour sa prétendue légèreté, est peu à peu tombé dans l’oubli. Il n’en aura pourtant pas moins influencé Lovecraft. In Search of the Unknown, proposé dans une très élégante traduction de Jean-Daniel Brèque par les éditions du Visage vert, a paru en 1904. Encore faut-il préciser que ces aventures zoologiques ont d’abord été publiées séparément en nouvelles, et que la première partie du livre fut rédigée postérieurement à la seconde. Si l’on comprend aisément que ces aventures tour à tour centrées sur la quête d’une nouvelle créature inconnue, par leur indépendance fonctionnelle et narrative, aient pu faire l’objet de publications séparées, on n’en éprouve guère l’impression d’un collage artificiel. Finalement, hormis la dernière section où il est question d’un chat hybridé d’humanité qui semble quelque peu décalée et mal accordée avec le reste, l’ensemble forme un tout dont le naturel n’a rien à envier à cette peau d’ux du roman, objet de toutes les discussions et suspicions d'imitation, résultat possible de l’assemblage par des tisserands chinois «d’une douzaine de peaux d’autruche ou de casoar».
Dans l’étude qui prolonge le roman («Le monde perdu au Parc du Bronx, une version ludique de l’aventure zoologique»), Michel Meurger invite avec le talent érudit qu’on lui connaît à mesurer la distance satirique avec laquelle Chambers a envisagé cette histoire de science-fiction biologique. Ainsi, le Professeur Farrago, surintendant général du parc zoologique sous le patronage duquel se place Gilland (le narrateur), serait le portrait charge des excès scientistes et prétentions mégalomanes de William Temple Hornaday, premier directeur du Bronx Park de New York. Ce taxidermiste et naturaliste aurait été le premier à proposer un parc animalier où les espèces rares de la faune américaine jouissaient d’une semi liberté ; conditions favorisant la reproduction qui sauverait de l’extinction les pensionnaires de ce zoo, véritable «machine à remonter le temps» offerte aux visiteurs. Plus largement, Chambers démonte méthodiquement les procédés et l’idéologie des romans de mondes perdus, se saisissant pour s’en amuser de cette hantise de l’extinction faunique, un topos de l’époque dont aimaient se repaître les journaux à sensations.
Dans sa préface et tout au long du roman, Chambers insiste non sans ironie sur son exigence d'objectivité et de rationalité. Il aspire à rédiger un livre «où toute trace de fiction [aurait] été éliminée et qui ne présente[rait] que le squelette soigneusement articulé des faits». L'auteur n’a de cesse d’afficher sa «passion de l’observation la plus rigoureuse», créant un décalage cocasse avec la teneur des péripéties et observations consignées. Il en est ainsi du récit du fiasco d’une cérémonie à l’occasion de laquelle le narrateur et la comtesse d’Alzette s’apprêtent à jouer leur réputation en exposant aux membres du congrès cinq œufs vivants d’ux censés éclore sous leurs yeux, et qui n’ont d’autre choix que de pallier le dysfonctionnement des incubateurs en demandant aux mêmes membres (dont le roi de Finlande et autres barons...) de les chevaucher pour les couver :
Dans l’étude qui prolonge le roman («Le monde perdu au Parc du Bronx, une version ludique de l’aventure zoologique»), Michel Meurger invite avec le talent érudit qu’on lui connaît à mesurer la distance satirique avec laquelle Chambers a envisagé cette histoire de science-fiction biologique. Ainsi, le Professeur Farrago, surintendant général du parc zoologique sous le patronage duquel se place Gilland (le narrateur), serait le portrait charge des excès scientistes et prétentions mégalomanes de William Temple Hornaday, premier directeur du Bronx Park de New York. Ce taxidermiste et naturaliste aurait été le premier à proposer un parc animalier où les espèces rares de la faune américaine jouissaient d’une semi liberté ; conditions favorisant la reproduction qui sauverait de l’extinction les pensionnaires de ce zoo, véritable «machine à remonter le temps» offerte aux visiteurs. Plus largement, Chambers démonte méthodiquement les procédés et l’idéologie des romans de mondes perdus, se saisissant pour s’en amuser de cette hantise de l’extinction faunique, un topos de l’époque dont aimaient se repaître les journaux à sensations.
Dans sa préface et tout au long du roman, Chambers insiste non sans ironie sur son exigence d'objectivité et de rationalité. Il aspire à rédiger un livre «où toute trace de fiction [aurait] été éliminée et qui ne présente[rait] que le squelette soigneusement articulé des faits». L'auteur n’a de cesse d’afficher sa «passion de l’observation la plus rigoureuse», créant un décalage cocasse avec la teneur des péripéties et observations consignées. Il en est ainsi du récit du fiasco d’une cérémonie à l’occasion de laquelle le narrateur et la comtesse d’Alzette s’apprêtent à jouer leur réputation en exposant aux membres du congrès cinq œufs vivants d’ux censés éclore sous leurs yeux, et qui n’ont d’autre choix que de pallier le dysfonctionnement des incubateurs en demandant aux mêmes membres (dont le roi de Finlande et autres barons...) de les chevaucher pour les couver :
Gravure tirée d'Aldrovandi |
«Nul n’avait rêvé la scène que je découvris alors, ni sur terre, ni dans les eaux. Deux gigantesques jeunes ux, couverts de plumes démesurées, couraient stupidement sur la scène. Le premier était monté par Sir Peter Grebe, dont les yeux exorbités saillaient du visage apoplectique ; sur le second, accroché au cou, se tenait tant bien que mal le baron de Bécasse.
Avant que j’aie pu faire un geste, les deux autres œufs explosèrent et un couple de gigantesques nouveau-nés dégingandés émergèrent de leurs débris, chevauchés respectivement par Sa Majesté et Son Altesse Sérénissime.»
Bien vite, la prétention au sérieux scientifique se dégonfle comme une baudruche. Chambers en démystifie les effets, montrant combien les intérêts privés, réduits presque systématiquement dans le roman aux intermittences sentimentales du narrateur, peuvent l’emporter sur la rigueur et l’honnêteté intellectuelle. Gilland ne défend-il pas bec et ongles l’authenticité d’une peau d’ux que pour s’attirer les faveurs d’une comtesse, elle-même auteur d’une monographie sur cet étrange animal? C’est l’un des aspects les plus amusants du roman : ces superposition et confusion de la quête zoologique et de la romance qui donnent finalement à penser que cette chasse effrénée aux fossiles vivants n’est pour Gilland qu’un prétexte à débusquer ce qui manque le plus cruellement à son existence et qui semble tout aussi fantasmatique que les créatures qu’il poursuit : l’amour. La chasse au grand pingouin n’est-elle pas une tentative de capture de la séduisante infirmière qui veille sur l’invalide et caractériel Halyard ? Que cachent ces créatures transparentes et quasiment invisibles qui peuplent les Everglades, bâfreuses de tartes devant l’Eternel, sinon la sensuelle sténographe Helen Barrison ? Et ces journées passées à scruter l’horizon dans l’espoir de voir dériver un thermosaure dans le Golf Stream, n’offrent-elles pas d’abord à Gilland l’opportunité de flirter avec Daisy Holroyd, la fille de Farrago ? Quant à l’expédition au dingue et au mammouth dans cette terra incognita qui s’ouvre derrière le glacier Graham et les monts Hudson, elle lui procure le plaisir de se voir assister des séduisantes Pr Smawl et Van Twiller, et prend sa dimension symbolique et fantasmatique dans l’apparition d’une créature qui n’est pas sans rappeler La Naissance de Vénus de Botticelli ; vision éclipsant le motif zoologique premier de l’expédition :
«[...] un corps de femme superbe dressé entre ciel et terre, planté dans l’océan jusqu’aux genoux. [...] un bras colossal se tendit vers le ciel puis s’abaissa avec une grâce exquise vers une tête à la terrible beauté — une tête de femme, dont les yeux évoquaient le bleu d’un lac céleste — oui, en vérité, un corps de femme superbe dressé entre ciel et terre, planté dans l’océan jusqu’aux genoux. Les nuages vespéraux lui caressaient le front ; ses cheveux chatoyants éclairaient le monde tels les feux du couchant.»
Gravure tirée d'Aldrovandi |
Gilland va d’échec en échec, entraînant le lecteur (comme le dit justement Michel Meurger) dans son «épopée de la frustration professionnelle et privée». Chambers s’amuse de ses personnages. Il les campe dans des situations où le sérieux et la tension qu’exigeraient les circonstances tour à tour empreintes de fantastique, d'onirisme ou de terreur, tournent le plus souvent au comique et au burlesque. Les bêtes et créatures les plus singulières ne sont pas toujours celles que l’on croit. L’auteur nous les montre au microscope s’agiter devant nous, dans ces paysages d’un exotisme factice aux couleurs synthétiques : «Jamais je n’oublierai cette scène sylvestre : l’arche grise du ciel, où un soleil fugace perçait parfois des volutes de brume, les grands pins oscillant derrière le voile de brouillard, les mules soucieuses marchant en file indienne, le carillon étouffé du doux dingue dans son panier qui balançait doucement, et Dorothy, dont le kilt dégoulinait de rosée, qui se traînait dans un crépuscule blafard.»
La curiosité zoologique ne se réduit pas à ces créatures oubliées, touchantes ou grotesques (ainsi du dingue qui se jette dans les bras de Gilland et «carillonne comme une cloche à vache»), elle frappe également ces aventuriers en quête d’inconnu, misogynes ou pleutres, qui n’ont décidément pas l’envergure des destins grandioses qu’ils se sont assignés : les femmes — «fragiles bipèdes» — tantôt comparées à des poules ou à des batraciens n’ont décidément rien à envier à Mr Slunk dont «les gestes saccadés évoquaient une poule d’eau luttant avec un mulet trop gros pour elle.»
Un roman savoureux où le comique le dispute à l'aventure et à l’émerveillement.
Robert W. Chambers, En quête de l'inconnu, Le Visage vert, [1904] 2012. Trad. : Jean-Daniel Brèque. 19 €.
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