Éric
Bonnargent
Douanier Rousseau, Surpris ! |
Né
en 1974, Antonio Ungar est un journaliste et écrivain colombien figurant dans
la liste « Bogotá 39 » qui regroupe les trente-neuf auteurs les plus
prometteurs d’Amérique Latine. Antonio Ungar est un grand voyageur qui, après
avoir vécu en Angleterre, au Mexique et en Espagne, est pour le moment installé
en Palestine. Mais le voyage décisif est celui qu’il fit dans son pays
lorsqu’il partit vivre dans la jungle avec les Indiens de l’Orinoquie. Cette
expérience lui donna l’envie d’écrire. Des réminiscences de ce voyage
imprègnent ce petit roman traduit par Robert Amutio pour Les Allusifs.
L’une des plus grandes réussites de Flaubert dans Madame Bovary est d’avoir mieux décrit la psychologie féminine qu’une femme n’aurait pu le faire. C’est une performance de ce genre que réalise Ungar avec Les oreilles du loup. Le narrateur est un enfant et ce roman est écrit comme l’aurait écrit un enfant. Dans l'histoire littéraire, l’enfant est une figure incertaine, soit parce qu’il n’a qu’un rôle mineur, soit parce qu’il n’est qu’une reconstruction artificielle, comme c’est le cas par exemple dans l’autobiographie où l’enfant n’est que le porte-parole de ce dont l’adulte se souvient. L’enfant est alors intellectualisé ; il n’est que le masque de l’auteur. Or, étymologiquement, l’enfant, c’est l’infans, c'est-à-dire celui qui ne parle pas, qui est privé du langage et donc de raison ; il est encore proche de l’animal, son rapport aux choses n’est pas médiatisé par le langage (lorsque je m’approche d’une chaise, j’identifie l’objet au concept de chaise, le mot prime sur l’objet), il est direct ; la sensation prime sur le discours qui, chez l’enfant de trois ans, l’âge du narrateur, est encore balbutiant. Cela explique aussi l’absence de continuité logique entre les événements. L’enfant, de ce petit roman, nous fait part de son ressenti, mais comme il ne sait pas la raison des choses, celle-ci reste inconnue. Le père est là, ensuite il n’est plus là. Il y a des déménagements par manque d’argent, puis de la stabilité, mais c’est juste “comme ça”. Ce que fait la mère, comment elle rencontre des gens qui entrent dans leur vie (l’homme gros), qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?, tout cela reste ignoré parce que le point de vue du lecteur est celui de l’enfant et qu’il ne fait que subir sans comprendre et sans s’en préoccuper les contingences de la vie des adultes. L’exploit d’Ungar est d’écrire une langue qui nous fait oublier qu’elle est une langue, une langue qui est d’abord sensation.
Tout commence par une fête dans la propriété familiale. Au milieu de l’agitation et des cris, un petit rouquin de trois ans avec des chaussures rouges se tient immobile. Ce n’est que pour chasser un petit garçon de son tricycle que l’enfant se met en mouvement. La mère intervient, l’incident est clos, l’enfant retourne dans son coin pendant que les autres gamins reprennent leurs jeux :
L’une des plus grandes réussites de Flaubert dans Madame Bovary est d’avoir mieux décrit la psychologie féminine qu’une femme n’aurait pu le faire. C’est une performance de ce genre que réalise Ungar avec Les oreilles du loup. Le narrateur est un enfant et ce roman est écrit comme l’aurait écrit un enfant. Dans l'histoire littéraire, l’enfant est une figure incertaine, soit parce qu’il n’a qu’un rôle mineur, soit parce qu’il n’est qu’une reconstruction artificielle, comme c’est le cas par exemple dans l’autobiographie où l’enfant n’est que le porte-parole de ce dont l’adulte se souvient. L’enfant est alors intellectualisé ; il n’est que le masque de l’auteur. Or, étymologiquement, l’enfant, c’est l’infans, c'est-à-dire celui qui ne parle pas, qui est privé du langage et donc de raison ; il est encore proche de l’animal, son rapport aux choses n’est pas médiatisé par le langage (lorsque je m’approche d’une chaise, j’identifie l’objet au concept de chaise, le mot prime sur l’objet), il est direct ; la sensation prime sur le discours qui, chez l’enfant de trois ans, l’âge du narrateur, est encore balbutiant. Cela explique aussi l’absence de continuité logique entre les événements. L’enfant, de ce petit roman, nous fait part de son ressenti, mais comme il ne sait pas la raison des choses, celle-ci reste inconnue. Le père est là, ensuite il n’est plus là. Il y a des déménagements par manque d’argent, puis de la stabilité, mais c’est juste “comme ça”. Ce que fait la mère, comment elle rencontre des gens qui entrent dans leur vie (l’homme gros), qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?, tout cela reste ignoré parce que le point de vue du lecteur est celui de l’enfant et qu’il ne fait que subir sans comprendre et sans s’en préoccuper les contingences de la vie des adultes. L’exploit d’Ungar est d’écrire une langue qui nous fait oublier qu’elle est une langue, une langue qui est d’abord sensation.
Tout commence par une fête dans la propriété familiale. Au milieu de l’agitation et des cris, un petit rouquin de trois ans avec des chaussures rouges se tient immobile. Ce n’est que pour chasser un petit garçon de son tricycle que l’enfant se met en mouvement. La mère intervient, l’incident est clos, l’enfant retourne dans son coin pendant que les autres gamins reprennent leurs jeux :
« À présent ils m’ont tous oublié et je
regarde la scène comme si je pouvais sortir de moi-même. Je continue à ne
pas être là. Je fais demi-tour. Celui que
je suis marche vers les buissons, s’approche d’un immense eucalyptus, regarde
les feuilles bleutées qui se balancent au vent de la savane. Il les observe et
grimpe facilement, comme si ses muscles se mettaient en mouvement, sans aucun
effort, j’imagine, plantant ses griffes dans l’écorce. Une fois en haut, toujours
absent, il refuse de regarder le jardin
et les enfants habillés et les éclats de rire et l’agave inutile. Il leur
tourne le dos. Il regarde, je regarde de l’autre côté de la grille, sous le
soleil, la ville infinie qui s’étend à mes pieds. Et je m’enferme. En moi-même, dans mon corps de grand
tigre, dans mon silence, dans la ville qui existe malgré moi, très loin et
vaste dans la savane. Le vent glacé frôle mes oreilles. Et comme un grand tigre
je pose ma grosse tête sur mes avant-bras et attends que les autres, comme le
gros, comme la ville et le vent froid, se taisent aussi. »
La
caractéristique de l’enfant est ainsi posée : l’enfant est atopon, étranger à lui-même et aux autres ; il ne se sent pas concerné
par son prochain. L’enfant est pleinement enfant et ne supporte ni ces autres
enfants qui ne sont que de petits adultes ni les adultes eux-mêmes qui évoluent
dans un autre monde que le sien. L’autre est totalement autre. L’enfant est
pleinement enfant, il est un corps encore animal, il est un tigre, indépendant,
sauvage et en pleine osmose avec les éléments. Son essence est adamique, il vit
en harmonie avec la nature, étreignant parfois les arbres afin de les écouter.
Pour
lui, ne compte que la cellule familiale composée de la maman, sorte de divinité
protectrice et du papa et surtout de la sœur, sa cadette de deux ans, elle
aussi de nature féline puisqu’elle est un chat. Elle est une enfant et un chat
en même temps, elle est à la fois l’un et son contraire (« ma sœur n’est pas un chat, même si elle
l’est ») puisque dans sa logique qui n’est pas celle de la
rationalité, il n’y a pas encore de place pour le principe de contradiction qui
ordonne l’univers des grands. Cette communion avec la nature, la sœur ne la
réalise pas par son agilité dans les arbres, elle la réalise de manière bien
plus dangereuse, en se badigeonnant de miel afin de se revêtir d’un manteau
constitué de milliers d’abeilles.
Lorsque
le deuxième chapitre s’ouvre, deux années ont passé et le père est parti. Ce
départ lui fait perdre peu à peu de sa consistance puisque, même s’il leur rend
parfois visite, même s’il emmène le frère et la sœur en vacances, il n’est plus
que « le fantôme de papa ».
Ce n’est que lorsqu’il parvient à se montrer réellement affectueux qu’il
ressemble de nouveau au papa qu’il était. La distance créée par la séparation
fait néanmoins qu’il ne pourra jamais plus être ce papa ; il est condamné
à n’être plus qu’un père. Cette distinction entre le papa et le père est
essentielle dans la psychologie enfantine : le papa est celui qui donne
l’affection, le père n’est que le géniteur.
De
fantôme, le père, parce qu’il disparaît définitivement sans qu’on sache
pourquoi, devient alors une ombre qui hante le petit garçon, ombre dont il ne
se débarrassera que dans la danse finale du loup.
Avec
le divorce des parents commence réellement la première partie du livre
intitulée « Jours sombres ». C’est en effet une période d’épreuves
que va rencontrer la famille décomposée. Il y a d’abord l’école où sa mère le
conduit « déguisé en enfant ».
L’enfant déteste l’école parce qu’elle est négatrice de l’individualité,
négatrice de son animalité. L’enfant ne veut pas devenir « un morceau de ce qui s’appelle l’école ».
Cela explique sa haine envers les autres enfants, ces monstres hybrides qui ne
sont déjà plus de vrais enfants sans être encore des adultes. C’est pourquoi
lors de « ce cauchemar répété qu’est
la récréation », l’enfant se tient toujours à l’écart, sauf le jour
où, pour amuser sa sœur, il se laisse battre par « un enfant gros qui se prend pour un adulte gros ». Mais
lorsque la sœur se détourne, l’enfant cesse de se laisser faire et, tout en
pleurant comme un chien, écrabouille la face de son adversaire. Heureusement,
il sera renvoyé de cette école après avoir tenté, dans un dernier acte de
résistance, d’y mettre le feu.
Mais
il y aura pire que l’école : il y aura la ville, la ville qui le prive de
son pré, de ses arbres, de son vent. Aux couleurs et à la chaleur de la
campagne s’opposent le froid et la grisaille de la ville. Les appartements sont
blancs et les odeurs, même celles des parfums féminins, sont artificielles. Les
hommes se sont chassés eux-mêmes de l’Éden pour trouver refuge dans ce monde
urbain aseptisé où tout a perdu son innocence jubilatoire puisque même lorsque
les adultes sourient, ils sourient « comme
sourient les adultes, sans y croire. » Cette sécheresse s’incarne dans
la figure de la grand-mère revêche qui les accueille malgré elle dans son
appartement perché au dix-neuvième étage d’une tour de cette « ville froide » qu’est sans doute
Bogotá. Ils seront encore contraints de partir pour trouver refuge chez une
tante. Le temps du malheur est passé, la seconde partie, celle des « jours
clairs » peut commencer.
La
renaissance se fait par un retour à la nature, par un voyage dans les Llanos orientales, une région de plaine
au climat très chaud et à la faune d’une grande variété. Ce voyage se fait avec
la cousine Aldana, une adolescente ou plutôt « un chat blanc », en tout cas, le plus bel être vivant que
l’enfant n’ait jamais vu. Auprès de la pureté sauvage d’Aldana, la sensualité
de l’enfant s’éveille. Il y aura ensuite cet « homme gros » qui apparaitra un matin au volant de sa
voiture verte pour apporter de l’amour à la mère et aux enfants. La grosseur de
l’homme n’a plus rien à voir avec la grosseur des enfants-consommateurs qui
répugnait tant à l’enfant ; c’est une grosseur pleine de douceur, encore
une fois animale. L’homme est comparé à un gros lapin avec des dents de castor,
à un éléphant, à un ours. Avant de s’installer définitivement avec eux, l’homme
gros doit repartir dans son pays et c’est pendant cette absence que vont avoir
lieu quelques voyages rédempteurs. Le premier se fait dans la jungle
colombienne avec amies de la mère, des méditatrices et des communistes.
L’enfant retrouve alors pleinement cette animalité qu’avait étouffée la prison
urbaine :
« La liberté, qui m’étouffe de surprise, de
joie, dépasse mon corps qui ne mesure pas plus d’un mètre mais sait déjà ce
qu’est être un tigre et un tigre de papier et un pauvre petit chien, mon corps
lui aussi demande à être un grand oiseau sur ces montagnes, un faucon ou un
condor ou au moins un vautour noir qui tournoie au-dessus de ma tête, un
vautour qu’accompagnent d’autres vautours. Ma tête qui pense que ce n’est
peut-être pas si bien d’être un oiseau, parce que les oiseaux regardent la
terre de loin et ne peuvent pas regarder le ciel, sinon ils pourraient heurter
d’autres oiseaux ou les montagnes épaisses, ou tomber en une pluie d’oiseaux.
Mon corps de moins d’un
mètre n’est que mon corps couronné par la crinière rousse qui peut être ici
décoiffée et libre. »
Il
constate avec joie que sa sœur est redevenue un chat et que lui-même a repris la
forme d’un « tigre qui ne se laisse
pas domestiquer. » Il y aura ensuite une randonnée avec un nouveau
cousin et surtout un étrange voyage au Panamá avec le grand-père qui, sitôt
arrivé, se débarrasse de l’enfant en le confiant à des « hommes noirs » qui l’accueillent en
pleine jungle. C’est l’émerveillement face à la multitude d’oiseaux
multicolores, face à ces rivières dont les eaux sont rouges, noires ou couleur
café. Au cœur de la forêt, il fera une étrange expérience : une nuit, une
agitation à l’extérieur de la hutte l’éveille. L’enfant sent un animal le
flairer. Sans ouvrir les yeux, l’enfant le caresse et l’animal s’allonge à ses
pieds, la gueule sur ses jambes. Au matin, l’animal a disparu, mais les traces
de sang au sol ne laissent aucun doute, c’est bien le jaguar qui a tué un chien
et un porc pendant la nuit qui a passé une partie de la nuit blotti aux pieds
de l’enfant. Le jaguar a reconnu en l’enfant son semblable. La présence du
jaguar auprès de l’enfant qui croit en être un[1]
est hautement significative puisque le jaguar, dans les différentes traditions
précolombiennes est une divinité chtonienne exprimant les forces internes de la
terre. Il est le maître de la forêt, des montagnes et des animaux sauvages. Le
jaguar a une dimension que nous autres occidentaux appellerions dionysiaque et
cette dimension est aussi celle de l’enfant.
Cette
allégresse dionysiaque connaîtra son acmé lors du spectacle scolaire de fin
d’année où l’enfant-jaguar, déguisé en loup, exécute une danse folle qui fera
éclater de rire le public :
« Je suis un loup et à l’intérieur je
suis un enfant dont le cœur bat, et lorsque enfin je commence à danser pour que
les grands continuent à rire, je suis aussi un tigre. Un tigre vivant, total,
qui a décidé de ne manger personne. Qui a décidé de tous les manger dans une
grande danse de rires. »
Le
loup croque le monde avec le rire qui, bien que proprement humain, est la
négation même de l’esprit de sérieux qui caractérise la médiocrité de l’âge
adulte. Par la danse et le rire, l’osmose avec le monde se fait. Enfin.
Antonio
Ungar, Les oreilles du loup. Traduit de l'espagnol (Colombie) par Robert Amutio. Les
Allusifs. 14 €
[1] Comme il n’y a
pas de tigres en Amérique du Sud, je me demandais pourquoi l’auteur appelle « tigre »
ce qui ne peut être qu’un jaguar. Par l’intermédiaire de Robert Amutio, Ungar
me répondit ceci :
« - Una ciudad como Bogotá (con 8 millones de habitantes
y 2 millones de carros, a 2.800 metros de altura, fría todo el año, a cuatro
horas de avión o una semana por tierra, agua y pie de la selva), una ciudad
como Bogotá, en donde transcurren los primeros capítulos del libro, está muy
pero muy lejos de la selva tropical, en donde están los jaguares. En cambio
está muy cerca del cine, la televisión, la radio y los libros, en donde están
los tigres. Esa es la primera parte de la explicación: es virtualmente imposible
para un niño de cuatro años que vive en Bogotá o en los pueblos de sus
alrededores conocer a un jaguar: para hacerlo tiene que atravesar un país en
guerra que es cinco veces más grande que Francia, hasta llegar a una selva
densa en donde es imposible sobrevivir sin ayuda (y allí esperar varias semanas
o meses, porque los jaguares no están donde están lo hombres).
- Segunda parte de la explicación: los indígenas y los
colonos que ocupan las selvas Colombianas (las selvas del Caquetá, del Orinoco
y del Amazonas, que son tres tipos de selva muy distintos) llaman a todos los
felinos 'tigres'. He vivido en las selvas del Orinoco y del Caquetá, y allí
incluso la música, la tradición oral y las representaciones gráficas se
refieren al 'tigre', no al jaguar, que es una denominación taxonómica más
propia de biólogo europeo que de habitante de la selva. En efecto en Colombia
no hay tigres, hay jaguares, caiparíes, dacuños, tolíes (desconozco cómo se
llamen estos tres últimos en español de Castilla). Pero para los habitantes de
la selva (indígenas o blancos), sí hay tigres, de la misma manera que para los
habitantes de algunas sabanas, savannahs, africanas (negros o blancos), hay
'gatos', 'cats', no tigres o leones.
- Tercera y más importante: el jaguar, que los
indígenas del Orinoco llaman 'gato de sombra', es un animal sagrado, y por lo
tanto cargado de una fuerza y una potencia evocadora que es muy superior a la
de la literatura y que yo me considero incapaz de manipular en una novela como
esta. Si ponía un jaguar en mi novelita con niño, iba a haber un jaguar
comiéndose un libro y no un libro con jaguar.
- Cuarta y absolutamente subjetiva: me parece que el
tratamiento que Sepúlveda hace de la selva es como el que hace Walt Disney.
Sepúlveda, claro, es más peligroso que Disney, porque tiene un gran talento
narrativo, un gran poder de convicción y habla de temas desconocidos para casi
todo el mundo (incluídos los habitantes de las grandes ciudades
latinoamericanas). En Chile no hay selva. Hay montañas nevadas, estaciones y chilenos.
Espero no haber sonado arrogante o demasiado enfático
con estas explicaciones. Me pareció que hablando de tigres y jaguares era mejor dar un buen zarpazo que irse con la cola entre las piernas.
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