Romain Verger
© Filippo Bianci |
«Qu’ai-je à faire d’un pont ?» C’est à cette question clairement posée en fin de recueil que le poète s’attèle d’emblée, pour lui-même, et bien plus encore pour tenter de circonscrire sa mission poétique. L’ensemble s’articule à ce motif du pont, tour à tour lien végétal (branches, rameaux ou racines), «conjonction» (dans ce que le mot possède à proprement parler de syntaxique), ou arche de parole. Et en cela, le titre tient sa promesse, tirant du pont son ossature et son architecture. La parole lutte contre l’absence, celle des disparus proches ou lointains (l’oncle ou la Tante Guite) comme des voix inspiratrices, empruntant alors la forme de l'hommage ou du tombeau. Répondant à l’exergue de Pierre Jean Jouve («Car ils sont là. Détachés du visible / Ils ne se séparent pas. De nous à nous / Ils errent mais félicieusement se meuvent»), Martin fait de la parole poétique un incomparable outil de captation, dont l’hypersensibilité semble empreinte de médiumnité et de spiritisme. Peut-être en vertu de ce que l’homme partage le mieux, et qui néanmoins le divise : la langue, vecteur d’une infinie circulation, d’une inextinguible reviviscence : «Tant de mots dans la bouche, venus de tant de lèvres, et pentes longues des aïeux, fleuve docile à l’océan. Parole en proue de passeur, et babil de la barque où les roseaux frôlent.»
Le poète traverse les lieux, égrène le nom des disparus — anonymes aussi — et s’applique, par sa parole, à s’en faire le passeur. Charon et Orphée réunis, il convoie les morts et porte leur voix vers le jour, il devient celui par la bouche duquel s’opère la «transhumance». Car les morts sont là, tout autour, mais d’une existence si ténue (inaudible au vulgaire) qu’elle a besoin d’une amplification, d’un répons dont la poésie seule paraît capable. Partout, à qui sait s’y montrer attentif et s’en faire l’écho, la nature est le porte-voix des morts :
«Mon dieu j’entends la voix de tous mes morts sur les marchés, dans le pas quotidien de la foule et le tambour miel brun, cristallisé, qu’on débite en rayon dans le cercle où le coq raidit sa présence en parole de crête»
«Mon mort est dans ce mur : que je lui parle il répondra. N’est-il pas caillou, lave inerte et froide, minéral élémentaire ? Je rétablis l’unité des êtres.»
«Parole de mes vieux, mes morts, dans la gousse agitée du flamboyant, venus jusqu’à la cime de cet arbre où des oiseaux parleurs contrefont votre parlure»
C’est l’arbre le plus souvent qui fait le lien («l’arbre à la mort réserve bon accueil»), des profondeurs obscures de la terre où plongent «les voix de l’humus» aux explosions florales de ses terminaisons. Les poèmes scrutent ces homologies entre corps et troncs, ces affinités de matières, organiques et végétales («il suffit / de mourir : alors la chair de l’arbre / nous devient perméable») : «ventre ligneux», «grappes de vertèbres» et «sourire ensouché» que suggère La Jeune fille et la mort d’Otto Dix. C’est «le bruit de crécelles» que font les morts en remontant jusqu’aux plus hauts rameaux des flamboyants. Tel encore, dans ce poème qui n’est pas sans rappeler "Le Dormeur du val", cet homme, dont on ne sait trop s’il somnole ou se décompose au pied d’un arbre, cherchant dans la montée de sève et le tremblement de son feuillage, «à prendre langue avec le ciel». Ailleurs, ce sont les animaux qui happent l’esprit des morts, comme ce «grand chien noir mouleur de pluie», campé au sommet d’un escalier qui ne mène nulle part, «colimaçon de rouille» posé au beau milieu d’un terrain vague, une bête qui inspire l’âme des morts et les expire en son souffle : «le grand chien noir vous prend dans sa poitrine, vous porte l’instant d’un respire de bête, et vous rejette en halètement noir», «Nul autre souffle que celui du chien pour animer l’éveil».
Dans son poème intitulé «Vu en Haïti» (prolongement d’un précédent recueil consacré au tremblement de terre survenu en Haïti en 2010 et d’Anaïs ou les gravières où les thèmes de la démolition et du chantier figurent en bonne place), le poète dépeint un paysage post-apocalyptique, friche industrielle où s’entassent rebuts, «amas de moellons», «objets rouillés» et «ordures ménagères» dont se nourrit un porc affamé, comme si la vie s’était rétractée, réduite à ce corps de pourceau. Là encore, le poète est celui qui, par-delà l’apparente aphasie d’un monde en décomposition, fait résonner les objets épars, devenus impersonnels (ces «brouettes sur le toit, sans geste d’homme») pour leur réinsuffler la vie, les complétant de leur part manquante et cependant essentielle : l’usage.
«Brouettes sur le toit! Mon geste de passant vers vos brancards, vers la mort double et qui laisse goutter sa rouille»
«En pensée je vous saisis, brancards, et brouettes, vous renverse, pleines bennes de tendresse, et tous mes morts sont avec vous.»
«j’apporte à votre quête à peine mobile une dimension d’homme, la tension de mes mots.»
«Je n’ai rien à dire, ma langue est la brouette ou le long porc, la chèvre, en attente de regards, ma syntaxe a besoin d’yeux.»
La poésie de Lionel-Edouard Martin dit l’absence et la perte pour mieux les conjurer. Épousant le rythme des saisons, elle s’ouvre à la menace, se laissant marteler par la chute automnale des marrons qui augure du silence hivernal. Le temps d’un voyage en train entre Siegen et Cologne, le poète fait l’épreuve d’une autre traversée : celle de son propre silence (cette «langue rétractée dans la bouche») dont les forêts cramoisies et endormies deviennent la métaphore paysagère. Mais à l’autre bout de l’arche tissée par le poème, dans cette tension d’une parole «à l’unisson de la nuit noire [...] et de la neige», la vitalité n’en explose que plus violemment, estivale, à l’exemple du pop-corn s’ouvrant dans une éjaculation solaire et éphémère de vie : «Et c’est de là, de cette dureté minérale et charnelle à la fois, massifiée, croirait-on, par l’enlèvement du superflu, qu’il puise la force — l’incroyable force —, nucléaire et poétique, de chacun de ses grains, dont l’explosion libère l’univers en devenir qu’il recèle.»
L’avènement des ponts, c’est enfin et plus que tout peut-être, ce rêve de Babel cultivé à hauteur d’homme, à l’échelle d’une existence de «baroudeur» faite de multiples attaches et influences linguistiques : le latin, le poitevin de l’enfance, le créole et l’antillais d’adoption. «Tout poète doit s’efforcer de se les incorporer, d’en nourrir sa chair en épaisseur cardiaque». Aussi Lionel-Edouard Martin se place-t-il au centre de ces réseaux de langues et se flatte-t-il de les accueillir toutes en son souffle pour en préserver la vigueur : «couler ses lèvres dans ce moule, les empreindre de sa forme — métamorphoser jusqu’à la gorge, jusqu’au diaphragme, les organes de la parole, puisque l’osque ou le falisque, l’étrusque, ont d’évidence à faire avec les dieux, peuvent, mieux que tout autre langage, attirer la lune, un soir d’incantation.»
Ce désir de répercuter la voix des disparus ne se confond-il pas finalement avec cet autre défi, pleinement poétique, qui consiste à faire tinter sa langue vive au fer des langues mortes ou oubliées, à clamer son identité de francophone dans le ressourcement des «vieux dire» et le réinvestissement de «toutes les autres langues» ? Est-ce autre chose que de buriner sa présence, la façonnant dans son épaisseur d’être ?
Lionel-Edouard Martin, Avènement des ponts, Tarabuste, 2012.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire