Métaphysique
du grouillement
Marc Villemain
Marc Villemain
Image du clip video Links (Rammstein) |
Éditions Liana Levi |
Qu’on ne s’étonne pas que le pauvre Yaacov se fasse
l’impression de tourner en bourrique : un beau jour en effet, il surprend
sa femme, étendue sur le lit, « blanche comme neige, noble, inentamée
par le soleil ou la pluie », « rejetant la tête d’un côté et
de l’autre, les narines frémissantes, les hanches agitées de soubresauts et les
jambes battant l’air » : voilà qui a toutes les apparences d’une
partie de plaisir. Et « qu’est-ce qui ébranlait ce corps, qu’est-ce qui
l’arrachait à sa merveilleuse froideur ? ». Réponse :
« C’était une petite fourmi ». Quiconque se sentirait désarmé
(jaloux ?) pour moins que ça. D’autant que, en dehors de la noce et sous
la contrainte de cette seule justification, elle ne le « laisse pas lui
faire ce que fait un homme avec une femme ». Comme chez Kafka, on ne
peut s’empêcher de rire sans pouvoir réprimer le frisson qui monte
concurremment le long de notre échine : c’est un rire incomplet, sur la
défensive, assez peu sonore et plus proche du grincement de dents. Car dans ce
huis clos qui tourne au corps à corps, un couple balance entre
incompréhensions, sentiments de trahison, élans irrépressibles et érotisme
animal. Mais il ne s’agit pas tant de dépeindre la vie de couple que
d’interroger le chemin de vie de l’individu et d’explorer sa voie intime.
L’univers de Rachel et Yaacov se réduit chaque jour davantage, au même rythme
que le rétrécissement de leur espace vital peu à peu entièrement corrodé par
les fourmis. Si bien que Yaacov le maçon, usant de tous les stratagèmes pour
refouler les petites indésirables, en vient à ériger murs après murs à
l’intérieur même des murs – sans qu’on ne sache si Rachel lui donne tort ou
raison, ou même si la présence des insectes l’inquiète ou la satisfait.
Difficile, bien entendu, de ne pas chercher l’allégorie.
Ecrivain dont la famille fut décimée par la Shoah tandis que lui-même s’était
mis à l’abri en Israël, Itzhak Orpaz a écrit ce texte en 1968, peu de temps
après la Guerre des Six jours, qui permit au pays d’élargir ses frontières. Si
l’arrière-plan politique ne peut pas ne pas l’avoir inspiré, au moins
influencé, il n’en demeure pas moins que ce qu’il appelle « le mystère
de l’être-juif » n’apparaît pas clairement ici. S’il est impossible,
comme lecteur, de ne pas y songer, Orpaz interroge surtout le réel le plus brut
et le moins déterminé. Ecrit avec élégance, humour, brio, plus proche d’un
conte surréaliste que de quelque fable édifiante, « Fourmis »
est une sorte de sotie métaphysique qui se révèle d’autant plus efficace qu’on
en sort avec la très agréable impression de n’avoir pas tout compris.
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 4, mai/juin
2007
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