Lazare, viens dedans !
Céline Righi
Lecteur,
toi qui franchis le seuil de Thomas l'obscur,
abandonne ici toute espérance de trouver à travers ces pages les
jalons rassurants qui jonchent d'ordinaire les romans traditionnels
et qui te permettront de te situer dans un espace-temps que tu
connais bien. Je te préviens : comme bien souvent dans les ouvrages
de Blanchot, il te faudra errer dans des journées sans heures, dans
des pays sans routes, dans une « localité
paradoxale, qui
n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation
entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire qui vit de
l’impossibilité même de se stabiliser. » Qu'on nous pardonne par avance le recours facile et peut-être quelque peu
réducteur à cette définition de la paratopie
proposée par Dominique Maingueneau dans son Discours
littéraire,
mais nous trouvons qu'elle est une illustration pertinente de la
représentation spatiale du roman de Blanchot, faite de plaques de
géographie mouvante propices à provoquer glissades.
Maintenant que te voici prévenu, tu sais donc que tu vas devoir toi-même, Lecteur, dessiner tes propres repères ; oublier tout ce qui, jusque là, te procurait confort : fil narratif aisément déroulé du début jusqu'à la fin de ton livre, personnages sculptés avec force détails et épaissis par la biographie, péripéties, dénouement, chronologie. Si tu cherches à te faire chouchouter par l'auteur en soulevant la première page de Thomas l'obscur, alors referme immédiatement ce livre parce que des profondeurs, tu l'entendras te crier : Noli me legere !*
Maintenant que te voici prévenu, tu sais donc que tu vas devoir toi-même, Lecteur, dessiner tes propres repères ; oublier tout ce qui, jusque là, te procurait confort : fil narratif aisément déroulé du début jusqu'à la fin de ton livre, personnages sculptés avec force détails et épaissis par la biographie, péripéties, dénouement, chronologie. Si tu cherches à te faire chouchouter par l'auteur en soulevant la première page de Thomas l'obscur, alors referme immédiatement ce livre parce que des profondeurs, tu l'entendras te crier : Noli me legere !*
Mais ne t'en fais pas, (que je
te rassure un peu tout de même), tu trouveras chez Blanchot des
virgules et des points pour reposer ton œil s'il se fait paresseux.
Réjouis-toi donc ! Le critique-philosophe-romancier n'a pas choisi
d'aggraver ton errance au fil de ses pages en cédant à la tentation
claudesimonienne de la quasi-absence de ponctuation. Mais je te le
dis, en vérité, la ponctuation ne sera pour toi qu'une piètre
boussole car si tu souhaites y voir clair dans cette obscurité, il
te faudra changer non seulement de regard, comme de paradigme et non pas
comme on change sa vulgaire chemise. Et aussi parvenir à trouver
gouvernail dans le flux d'une prose qui a couleur de l'ombre.
Mais laisse-moi à présent te
prendre par la main et t'emmener avec moi sur les chemins scabreux de
ce roman curieux. Te présenter Thomas, jeune (?) homme ténébreux,
personnage sans contour mais bouillant au dedans. Laisse-toi
apprivoiser par cet être de nuit qui au fil du récit, de son
opacité, va mourir plusieurs fois, disparaître à lui-même, sans
mourir dans sa chair, condamné à la mort, à une mort impossible et
pourtant indéniable, coincé dans l'entre-deux, dans ce que
j'appellerais un dangereux interplan. À être mort-vivant ou bien
Lazare de l'ombre. Un Lazare inversé qui ne peut pas mourir donc pas
ressusciter.
« Lazare, veni foras ! »
dit Jésus solennel à celui qui fut mit quatre jours plus tôt à
l'abri du tombeau. Dans l'ouvrage de Blanchot, Thomas est appelé
mais pas vers le dehors. La mort ou autre chose l'enferment dans son
dedans, l'obligent à visiter sa conscience troublée dans des
voyages sans fin vers la lucidité.
Cheminement effréné, course
vers la lumière qui en cours de roman, tu en seras étonné, feront
tout basculer, même l'instance narrative, qui passera d'un « il »
presque désincarné à un « je » redevenu sujet.
Mais déjà là au loin, je vous
vois accourir en fonçant droit sur moi, toi ô mon cher Lecteur et
ta curiosité qui se mêle soudainement à une douce arrogance. Et
j'entends tes questions comme autant de harpons : « Mais que
sont toutes ces morts ? Et comment est-ce possible ? Vaut-il bien
d'être lu ce livre où tout se meurt et où rien ne se passe ? »
Et je te répondrai : tu vas
voir c'est facile et je gage sans crainte qu'à la fin de mes mots,
tu auras toi aussi envie de te laisser couler dans les abysses
d'encre et de vivre ( ou non-vivre ) avec l'étrange Thomas sa toute
première mort : dans la mer tout d'abord dans laquelle il se baigne,
puis se dissout afin de devenir lui-même cette mer dans laquelle il
se noie. Et ainsi fusionné avec l'élément eau finit par se
confondre avec le néant. Tu éprouveras aussi cette nage tranquille
du début du roman et puis t'envelopperont la brume, les hautes
vagues, les vilains tourbillons qui ne sont que reflets du tumulte
intérieur de cet obscur Thomas, qui toujours va croissant de
chapitre en chapitre et lui fait vivre à fond l'expérience inédite
de son inexistence.
« Thomas s'assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile,
comme s'il était venu là pour suivre les mouvements des autres
nageurs, et bien que la brume l'empêchât de voir très loin, il
demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui
flottaient difficilement. ( …) C'est alors que la mer, soulevée
par le vent, se déchaîna. La tempête la troublait, la dispersait
dans des régions inaccessibles, les rafales bouleversaient le ciel,
et, en même temps, il y avait un silence et un calme qui laissaient
penser que tout était déjà détruit.»
Laisse-moi, cher Lecteur, te
faire aimer la nuit et la mort qui corrodent ces pages, qui font
naître des monstres, des créatures sublimes, des « rêveries
répugnantes » et le double de Thomas, bête noire hégémonique
à l'allure composite, qui au chapitre 2 se plantera dans son oeil et
puis le contraindra à l' « union monstrueuse » avec sa
pensée propre :
« Autour
de son corps, il savait que sa pensée, confondue avec la nuit,
veillait. Il savait, terrible certitude, qu'elle aussi cherchait une
issue pour entrer en lui. Contre ses lèvres, dans sa bouche, elle
s'efforçait à une union monstrueuse. Sous les paupières, elle
créait un regard nécessaire. Et en même temps elle détruisait
furieusement ce visage qu'elle embrassait. (…) Et la pensée,
rentrée en lui, échangea des contacts avec le vide. »
En lutte avec lui-même, Thomas
ne tente pourtant pas de se révolter. Il accepte de suivre l' idée
qui fore sa tête, intruse dans son monde comme peut l'être le
caillou dans le sac de lentilles. Et pourtant bien à lui cette
pensée frondeuse ! Petite clandestine, au repos tout d’abord, dans
un tout petit coin – Thomas ne sait même pas à quel moment
l’odieuse indésirable s’est infiltrée ici – qui, de grain
terne qu’elle est lors de son arrivée dans l’esprit du jeune
homme, se lustre, fait sa toilette – petite perle de culture
culottée effrontée-, et attend toute paisible, là dans
l'obscurité, que Thomas la remarque.
Mais lorsqu'enfin le corps
étranger de l'idée barre la route de Thomas c’en est toute une
histoire ! Cette présence importune perturbe son voyage dans la
tranquillité. Thomas ne voit plus qu’elle. Touché par son éclat,
il s’arrête, s'approche et puis lui tourne autour – mais c’est
déjà trop tard, « quelque chose de semblable à sa propre
pensée » a germé et le fixe comme un puissant rapace et
Thomas se débat, cependant sans effort, vaincu et reconnu par ce
kyste mental.
La pensée de Thomas féconde
son attention et puis elle se soumet aux premières divisions. Elle
se segmente alors jusqu’à former une grappe de fines micro-pensées
toutes en rapport toujours avec leur idée souche. Fasciné, terrassé
par la complexité d'une construction psychique qui jouxte le délire,
Thomas finalement fusionne avec lui-même, ou plutôt sa conscience,
et vit une deuxième mort, en forme d'épectase.
Tu le verras Lecteur, tout au
long du roman, Thomas est solitaire. Pourtant il n'est pas seul.
Car il y a une rencontre, la
rencontre avec Anne, femme cherchée, femme trouvée et puis enfin
perdue, qui elle aussi se meurt, contaminée par l'être de néant
que représente Thomas. Mais j'en resterai là, je ne lèverai plus
de voile afin que par toi-même tu fasses grâce aux mots
l'expérience peu commune de cet amour mort-né ou d'un amour
né-mort, c'est comme tu le voudras.
Et maintenant pour finir et te
laisser en paix ou te laisser courir bras tendus vers cette oeuvre,
je te dirai Lecteur que l'idéale vision pour goûter cette histoire
sans histoire véritable serait probablement d'avoir comme la mouche
des yeux avec facettes, de lire comme « au tamis », à
travers grillage fin ou bien sous tous les angles. Être à la fois
dehors dedans partout nulle part.
Tu me diras alors (et tu auras
raison), que tu n'es pas doté d'un tel luxe oculaire, qu'une
lecture au tamis te ferait prendre le risque d'une désagrégation ou
bien d'une noyade dans l'incompréhension. Moi je te répondrai que
cette perte salutaire, cette noyade provisoire au final sans danger
t'offrira le bonheur de la révélation et puis du dévoilement car
dans ce livre fort que j'appellerais roman de la
« supra-objectivation » - parce que l'obscur Thomas baigne dans
une conscience suspecte qui n'est autre que sa propre conscience,
détachée de lui-même -, Blanchot le généreux t'offre à portée
d'esprit, si tu te laisses aller, le ravissement intime, étrange
et tétanique qui fait luire parfois la pensée du mystique.
Et entre nous Lecteur, pourquoi
te priverais-tu d'une telle expérience ?
*
Ne me lisez pas (ndlr)
Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, Gallimard, "L'imaginaire", 1992. 6,60 €.
Très bien écrit. Merci
RépondreSupprimerLe Lecteur