mercredi 9 janvier 2013

Maurice Blanchot, Thomas l'obscur

Lazare, viens dedans !
Céline Righi


Franz von Stuck, Lucifer
Lecteur, toi qui franchis le seuil de Thomas  l'obscur, abandonne ici toute espérance de trouver à travers ces pages les jalons rassurants qui jonchent d'ordinaire les romans traditionnels et qui te permettront de te situer dans un espace-temps que tu connais bien. Je te préviens : comme bien souvent dans les ouvrages de Blanchot, il te faudra errer dans des journées sans heures, dans des pays sans routes, dans une « localité paradoxale, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser. » Qu'on nous pardonne par avance le recours facile et peut-être quelque peu réducteur à cette définition de la paratopie proposée par Dominique Maingueneau dans son Discours littéraire, mais nous trouvons qu'elle est une illustration pertinente de la représentation spatiale du roman de Blanchot, faite de plaques de géographie mouvante propices à provoquer glissades. 
Maintenant que te voici prévenu, tu sais donc que tu vas devoir toi-même, Lecteur, dessiner tes propres repères ; oublier tout ce qui, jusque là, te procurait confort : fil narratif aisément déroulé du début jusqu'à la fin de ton livre, personnages sculptés avec force détails et épaissis par la biographie, péripéties, dénouement, chronologie. Si tu cherches à te faire chouchouter par l'auteur en soulevant la première page de Thomas l'obscur, alors referme immédiatement ce livre parce que des profondeurs, tu l'entendras te crier : Noli me legere !*
Mais ne t'en fais pas, (que je te rassure un peu tout de même), tu trouveras chez Blanchot des virgules et des points pour reposer ton œil s'il se fait paresseux. Réjouis-toi donc ! Le critique-philosophe-romancier n'a pas choisi d'aggraver ton errance au fil de ses pages en cédant à la tentation claudesimonienne de la quasi-absence de ponctuation. Mais je te le dis, en vérité, la ponctuation ne sera pour toi qu'une piètre boussole car si tu souhaites y voir clair dans cette obscurité, il te faudra changer non seulement de regard, comme de paradigme et non pas comme on change sa vulgaire chemise. Et aussi parvenir à trouver gouvernail dans le flux d'une prose qui a couleur de l'ombre.

Mais laisse-moi à présent te prendre par la main et t'emmener avec moi sur les chemins scabreux de ce roman curieux. Te présenter Thomas, jeune (?) homme ténébreux, personnage sans contour mais bouillant au dedans. Laisse-toi apprivoiser par cet être de nuit qui au fil du récit, de son opacité, va mourir plusieurs fois, disparaître à lui-même, sans mourir dans sa chair, condamné à la mort, à une mort impossible et pourtant indéniable, coincé dans l'entre-deux, dans ce que j'appellerais un dangereux interplan. À être mort-vivant ou bien Lazare de l'ombre. Un Lazare inversé qui ne peut pas mourir donc pas ressusciter. 
« Lazare, veni foras ! » dit Jésus solennel à celui qui fut mit quatre jours plus tôt à l'abri du tombeau. Dans l'ouvrage de Blanchot, Thomas est appelé mais pas vers le dehors. La mort ou autre chose l'enferment dans son dedans, l'obligent à visiter sa conscience troublée dans des voyages sans fin vers la lucidité.
Cheminement effréné, course vers la lumière qui en cours de roman, tu en seras étonné, feront tout basculer, même l'instance narrative, qui passera d'un « il » presque désincarné à un « je » redevenu sujet.
Mais déjà là au loin, je vous vois accourir en fonçant droit sur moi, toi ô mon cher Lecteur et ta curiosité qui se mêle soudainement à une douce arrogance. Et j'entends tes questions comme autant de harpons : « Mais que sont toutes ces morts ? Et comment est-ce possible ? Vaut-il bien d'être lu ce livre où tout se meurt et où rien ne se passe ? » 
Et je te répondrai : tu vas voir c'est facile et je gage sans crainte qu'à la fin de mes mots, tu auras toi aussi envie de te laisser couler dans les abysses d'encre et de vivre ( ou non-vivre ) avec l'étrange Thomas sa toute première mort : dans la mer tout d'abord dans laquelle il se baigne, puis se dissout afin de devenir lui-même cette mer dans laquelle il se noie. Et ainsi fusionné avec l'élément eau finit par se confondre avec le néant. Tu éprouveras aussi cette nage tranquille du début du roman et puis t'envelopperont la brume, les hautes vagues, les vilains tourbillons qui ne sont que reflets du tumulte intérieur de cet obscur Thomas, qui toujours va croissant de chapitre en chapitre et lui fait vivre à fond l'expérience inédite de son inexistence. 

« Thomas s'assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s'il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs, et bien que la brume l'empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. ( …) C'est alors que la mer, soulevée par le vent, se déchaîna. La tempête la troublait, la dispersait dans des régions inaccessibles, les rafales bouleversaient le ciel, et, en même temps, il y avait un silence et un calme qui laissaient penser que tout était déjà détruit.»

Laisse-moi, cher Lecteur, te faire aimer la nuit et la mort qui corrodent ces pages, qui font naître des monstres, des créatures sublimes, des « rêveries répugnantes » et le double de Thomas, bête noire hégémonique à l'allure composite, qui au chapitre 2 se plantera dans son oeil et puis le contraindra à l' « union monstrueuse » avec sa pensée propre : 

« Autour de son corps, il savait que sa pensée, confondue avec la nuit, veillait. Il savait, terrible certitude, qu'elle aussi cherchait une issue pour entrer en lui. Contre ses lèvres, dans sa bouche, elle s'efforçait à une union monstrueuse. Sous les paupières, elle créait un regard nécessaire. Et en même temps elle détruisait furieusement ce visage qu'elle embrassait. (…) Et la pensée, rentrée en lui, échangea des contacts avec le vide. »

En lutte avec lui-même, Thomas ne tente pourtant pas de se révolter. Il accepte de suivre l' idée qui fore sa tête, intruse dans son monde comme peut l'être le caillou dans le sac de lentilles. Et pourtant bien à lui cette pensée frondeuse ! Petite clandestine, au repos tout d’abord, dans un tout petit coin – Thomas ne sait même pas à quel moment l’odieuse indésirable s’est infiltrée ici – qui, de grain terne qu’elle est lors de son arrivée dans l’esprit du jeune homme, se lustre, fait sa toilette – petite perle de culture culottée effrontée-, et attend toute paisible, là dans l'obscurité, que Thomas la remarque.

Mais lorsqu'enfin le corps étranger de l'idée barre la route de Thomas c’en est toute une histoire ! Cette présence importune perturbe son voyage dans la tranquillité. Thomas ne voit plus qu’elle. Touché par son éclat, il s’arrête, s'approche et puis lui tourne autour – mais c’est déjà trop tard, « quelque chose de semblable à sa propre pensée » a germé et le fixe comme un puissant rapace et Thomas se débat, cependant sans effort, vaincu et reconnu par ce kyste mental.

La pensée de Thomas féconde son attention et puis elle se soumet aux premières divisions. Elle se segmente alors jusqu’à former une grappe de fines micro-pensées toutes en rapport toujours avec leur idée souche. Fasciné, terrassé par la complexité d'une construction psychique qui jouxte le délire, Thomas finalement fusionne avec lui-même, ou plutôt sa conscience, et vit une deuxième mort, en forme d'épectase.

Tu le verras Lecteur, tout au long du roman, Thomas est solitaire. Pourtant il n'est pas seul.
Car il y a une rencontre, la rencontre avec Anne, femme cherchée, femme trouvée et puis enfin perdue, qui elle aussi se meurt, contaminée par l'être de néant que représente Thomas. Mais j'en resterai là, je ne lèverai plus de voile afin que par toi-même tu fasses grâce aux mots l'expérience peu commune de cet amour mort-né ou d'un amour né-mort, c'est comme tu le voudras.

Et maintenant pour finir et te laisser en paix ou te laisser courir bras tendus vers cette oeuvre, je te dirai Lecteur que l'idéale vision pour goûter cette histoire sans histoire véritable serait probablement d'avoir comme la mouche des yeux avec facettes, de lire comme « au tamis », à travers grillage fin ou bien sous tous les angles.  Être à la fois dehors dedans partout nulle part.
Tu me diras alors (et tu auras raison), que tu n'es pas doté d'un tel luxe oculaire, qu'une lecture au tamis te ferait prendre le risque d'une désagrégation ou bien d'une noyade dans l'incompréhension. Moi je te répondrai que cette perte salutaire, cette noyade provisoire au final sans danger t'offrira le bonheur de la révélation et puis du dévoilement car dans ce livre fort que j'appellerais roman de la « supra-objectivation » - parce que l'obscur Thomas baigne dans une conscience suspecte qui n'est autre que sa propre conscience, détachée de lui-même -, Blanchot le généreux t'offre à portée d'esprit, si tu te laisses aller, le ravissement intime, étrange et tétanique qui fait luire parfois la pensée du mystique. 

Et entre nous Lecteur, pourquoi te priverais-tu d'une telle expérience ? 

* Ne me lisez pas (ndlr) 


Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, Gallimard, "L'imaginaire", 1992.  6,60 €. 




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