vendredi 22 février 2013

La catastrophe des mines de Courrières

Grandeur et misère de l'homme

Romain Verger


Le 10 mars 1906, une violente explosion frappe l’un des puits de la Compagnie des mines de Courrières, déclenchant un «coup de poussières» qui se propage en quelques secondes à travers cent dix kilomètres de galeries, affectant les puits de Billy-Montigny, Méricourt et Sallaumines. La plupart des mineurs ne remonteront pas. Le bilan de la catastrophe est effroyable : 1099 morts, 562 veuves, 1133 orphelins. C’est l’une des plus grandes catastrophes minières de l’histoire, la plus médiatisée aussi. Dès le lendemain, l’on décide de boucher hermétiquement les puits 3 et 4 afin d’y faire fonctionner des ventilateurs. Un seul des trois puits relie dès lors le fond à la surface. Une décision lourde de conséquences qui a probablement emprisonné de nombreux survivants qui sans cela, seraient peut-être remontés à la surface. Mais le 30 mars, le miracle a lieu : treize rescapés remontent au jour par le puits n°2, comme des fantômes arrachés à la nuit sépulcrale. Pendant vingt jours et vingt nuits, ils ont erré sous terre, dans l’obscurité totale et parmi les cadavres. Et quatre jours plus tard, c’est un quatorzième survivant qui retrouve l’air libre : Auguste Berthon.

Cet ouvrage publié par L’Œil d’or collecte les récits et témoignages stupéfiants de ces rescapés, tous héros malgré eux d’une effroyable catabase. Un ensemble fascinant qui multiplie les points de vue sur la catastrophe, donne à revivre de l’intérieur cette épopée des limites, telle qu’elle fut vécue par ces mineurs. Et comme toute expérience extrême, elle révèle la grandeur et la misère de l’homme.

Grandeur de ces hommes qui, tels Enée, Orphée ou Ulysse, sont revenus des Enfers en se retenant de toutes leurs forces à la vie, puisant dans leurs dernière réserves. Ils surmontent les gaz, creusent les parois à mains nues pour tenter de rejoindre ceux qui crient de l’autre côté, se nourrissent d’écorces de chênes arrachées aux boisages ou de viande pourrie de cheval, s’abreuvent de leur propre urine lorsque l’eau qui filtre des parois s’assèche ou que, contaminée par les corps en décomposition et les excréments, elle rend fous ceux qui ne résistent pas à la tentation de s’y désaltérer :

«D’aucuns riaient, d’autres chantaient, Danglot, lui était devenu féroce et, telle une bête fauve, nous poursuivait, la bouche ouverte, cherchant des yeux l’endroit de notre corps où il allait implanter sa robuste mâchoire. Il passa même de la menace à l’exécution inconsciente, et mon bras gauche porte encore les cicatrices de sa morsure.»




Elle révèle aussi la petitesse de l’homme. Ainsi des journalistes du très populaire quotidien Le Matin, avides d’articles sensationnels qui entretiennent neuf jours durant le feuilleton de cette incroyable aventure, ménageant savamment les pauses et les effets pathétiques pour maintenir les lecteurs en haleine de numéro en numéro. Les témoignages sont ainsi suspendus dans les moments les plus critiques et l’on ne fait bien évidemment l’économie d’aucune exagération («ils creusent des tunnels dans le tas des morts, qui montait jusqu’à la voûte»). Mais n’est-ce pas Henri Nény et Charles Pruvost qui en sortent les plus écornés, ces deux rescapés immédiatement décorés de la Légion d’honneur et fêtés comme des héros de Courrières à Paris (au détriment des autres), et qui, en livrant à la rédaction du Matin l’exclusivité de leur témoignage, en profitant des opportunités offertes par la rédaction et en s’accaparant la couverture médiatique de cette tragédie collective, se seraient laissé manipuler, brisant cette précieuse fraternité que l’épreuve avait su créer entre les treize mineurs.

En confiant à leur tour leurs propres témoignages à Léon Plouvier, les onze autres survivants (sans doute pour leur part piqués par la jalousie) ne se privent pas de renvoyer Nény et Pruvost à leur «imagination romanesque» et à leur malhonnêteté :
«Cette distinction de la Légion d’honneur qui, sur des natures honnêtes ou seulement sensibles, aurait accompli des miracles, au point de vue du caractère, des opinions et de la dignité, n’a servi, dans l’espèce, qu’à exciter les plus mauvais penchants de la nature humaine : l’orgueil, la suffisance et le lucre.»

«Leurs regards, leurs poignées de main, leurs paroles, je dirais presque leurs gestes, étaient soumis à la loi de l’enchère, tarifés aux taux de la marchandise courante.»

Nény y est dépeint comme un héros construit de toutes pièces qui, sous ses airs de méridional plein d’assurance, se révèle être le dernier des lâches, un homme qui dans l’épreuve ne cessait de se plaindre et marchait en queue de file pour ne pas s’exposer aux gaz : «Je jugeais bien vite qu’avec un tel homme il nous serait impossible de nous en tirer». 

Source et autres documents iconographiques

L’examen comparé de ces versions se révèle des plus intéressant car, par-delà les nombreux points communs qui nous laissent entrevoir la réalité de ce séjour en enfer, des variantes se font jour, montrant d’un témoignage à l’autre ce que la mémoire des hommes a plus particulièrement retenu et ce qu’elle s’efforce de taire. L’anecdote consacrée à Écuyer, le cheval que les mineurs affamés se résoudront à abattre, est à ce titre exemplaire :
«Couplet, le meneur de cheval, n’avait pas rentré son cheval à l’écurie. Il était resté avec nous et nous le regardions souvent, immobile sur ses quatre grandes pattes, ou couché dans les éclats de charbon. Lui nous considérait avec de gros yeux éblouis, semblant se demander ce qu’on faisait là et pourquoi on ne piquait plus dans la veine, pourquoi il ne roulait plus les berlines. Il n’avait pas mangé depuis dix jours. Que lui aurions-nous donné ?
Et nous souffrions presque davantage de son expression de misère que de notre propre détresse. Parfois, il venait à nous, nous flairait, hennissait lugubrement. On lui faisait laper quelques gouttes d’eau.  Mais c’était tout. C’était un grand canasson blanc. Il s’appelait Écuyer. Vous allez voir ce qu’il advint de cette pauvre bête. Au moment de l’explosion, il était loin de son écurie. Couplet le ramenait, les traits traînants sur les rails, pour le réatteler à une berline pleine.
Et il était resté, l’pauv bestiau, il était resté là sans comprendre, étonné qu’on ne lui fasse plus faire son va-et-vient perpétuel de l’extraction à l’accrochage.
Puis la stupeur était venue, l’inquiétude d’une vie régulière soudainement transformée, privée son «trantran» habituel.
Couplet, au bout du deuxième jour, l’avait débarrassé de son harnais ; et bientôt, exténué de fatigue, tombant de faim, il s’était couché, lourdement, avec un «han» épuisé et plaintif.
Alors, il faut bien le dire, nous ne nous en sommes plus guère occupés. De temps en temps, quand il venait vers nous, qu’il essayait de nous «parler», nous lui disions quelques mots : «Ah! mon vieux! t’es comme nous, dans la mistoufle, qu’est-ce que tu veux, nous allons tous y rester et toi aussi. Fais comme nous, résigne-toi.»
Et le pauvre cheval, comme s’il avait compris, s’en retournait du côté du «feniestre». Vous ne savez pas ce que c’est qu’un «feniestre», bien sûr monsieur ? Et bien un «feniestre», c’est une porte dans la mine. Le nôtre de «feniestre», c’était la porte d’aérage qui séparait la voie du fond du beurtiat.
Alors un beau soir, ou un beau matin, le huitième ou le neuvième jour de l’affaire — je dis «un beau soir» parce que, pour nous, c’était toujours le soir —, voilà qu’il s’est mis à gémir, le pauvre Écuyer, à gémir à nous fendre l’âme, puis ses gémissements, progressivement, sont devenus plus faibles.
Alors on s’est levé et on a tous été vers lui, à tâtons. Ses plaintes nous guidaient. il faut vous dire, monsieur, qu’on avait bien faim. Depuis trois jours, on n’avait plus que la pâte d’écorce des chênes du boisage. Et ça ne voulait plus passer. Et, sans s’être rien dit, car on est mineurs mais on n’est pas des sauvages, chacun de nous, à part lui, avait pensé au cheval. On n’avait pas voulu lui faire de mal, mais puisqu’il allait mourir tout seul, il n’y avait pas de faute, n’est-ce pas ? On s’est avancé doucement, pour qu’il ne comprenne pas et qu’il n’ait pas peur. Et puis l’un de nous a pris un pic, un levier, a tâtonné avec sa main pour trouver l’os du front, et, d’un seul coup, on l’a achevé.
Alors tous, comme des loups, on s’est jeté en se bousculant, le couteau à la main, et on a taillé son bifteck dans les fesses toutes chaudes.
Pauvre Écuyer. Et bien, voyez l’horreur de la mine. Il venait à peine de mourir, le cheval, il était encore tout chaud, sa viande tiède nous saignait sous la dent, et déjà elle sentait. Le seul contact de l’air pestilentiel qui nous entourait pourrissait instantanément la chair. Après tout, ce n’est peut-être pas malheureux pour lui d’avoir fini ainsi. La vie de ces pauvres bêtes, c’est pas drôle.»

Conté ici par Henri Nény pour la rédaction du Matin, le sacrifice du cheval Écuyer est présenté comme un service rendu au pitoyable animal, une façon somme toute charitable de le soulager d’une interminable agonie (rappelons que bien après la sortie du dernier survivant, des chevaux ont été retrouvés vivants au fond des mines de Courrières). Or, d’autres versions du même épisode sont sensiblement différentes (on s’en rendra compte ici). La bête n’inspire pas la moindre pitié et se voit sacrifier alors qu'elle est en pleine possession de ses moyens. Pire, l’amateurisme qui préside à sa mise à mort entraîne son épouvantable agonie. Quant au témoignage d'Honoré Couplet (le maître du cheval), il n’y fait pas même allusion, comme si l’homme — par cette omission — avait délibérément effacé de sa mémoire cet insupportable souvenir.

Une somme de témoignages saisissants qui nous en apprend autant sur l'homme que sur le travail minier.


La Catastrophe des mines de Courrières, L'Œil d'or, 2006. 12 €


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire