Les masques
Éric BonnargentDavid Nebreda |
Après Là où vous ne serez pas, Effondrement
et Tirana memoria (non traduit), La Servante et le catcheur est le dernier
volume de la tétralogie qu’Horacio Castellanos Moya a consacré à l’histoire désastreuse
du Salvador à travers celle, tout aussi désastreuse, de la famille Aragón.
Nous sommes dans les premières années de
la guerre civile qui ravagea le Salvador de 1979 à 1992. Ce matin-là, María
Elena, une vieille femme, « maigre,
osseuse, le nez crochu ; […] les
cheveux poivre et sel, raides, attachés en queue de cheval » est
heureuse car elle s’apprête à reprendre du service auprès de la riche famille
Aragón. Elle a été embauchée par don Betío pour s’occuper de la maison de son
fils, Albertico, qui vient de revenir dans son pays natal avec Brita, sa
fiancée, après avoir passé plusieurs années en URSS. Le père de don Betío, qui
l’avait faite entrer à son service alors qu’elle était toute jeune, s’est
suicidé il y a de nombreuses années (Tirana
memoria) et son autre fils, don Clemente, a été assassiné (Effondrement). Don Betío connaîtra lui
aussi une fin misérable dans les années 90 (Là
où vous ne serez pas).
Toutefois, lorsque María Elena arrive,
la maison est vide. Elle apprend par des voisins effrayés que le couple vient
d’être kidnappé par la police secrète. Pour retrouver le jeune homme, elle
décide de mentir à sa fille dont l’ambition l’a conduite à se compromettre avec
la junte et de retrouver la trace d’un ancien prétendant, devenu policier :
le Viking. Ce dernier est un ancien catcheur d’autant plus nostalgique de ses
exploits d’antan qu’il se meurt, rongé de l’intérieur par un ulcère qu’il
refuse de faire soigner. Le choix du métier de catcheur n’est pas innocent.
Dans un pays en paix, la violence relève du folklore bon enfant. En temps de
guerre, par contre, tout le monde avance masqué, à commencer par le Viking qui
porte « le masque de la mort sur le
visage. » S’il agonise lentement, ce dernier reste l’émissaire de la
mort puisqu’il a participé à l’enlèvement du jeune Aragón et de sa
compagne. Les prisonniers sont d’ailleurs eux aussi encagoulés avant d’être
amenés au Palais Noir, le siège de la police, pour y être torturés ou, pire
encore, à l’Opéra : « L’Opéra
est de l’autre côté de la cour. On n’y emmène que ceux qui ont beaucoup à
raconter. Les autres passent directement des égouts aux mains des découpeurs,
auxquels ils crachent le nom et l’adresse exigés au premier coup de machette,
au rythme des chansons rancheras
qu’écoutent les découpeurs. »
Lors de son odyssée dans les rues de San
Salvador, María Elena reconnaîtra son petit-fils, Joselito, parmi les insurgés
masqués qui tendent des embuscades et commettent des attentats. La mort est
partout et comme elle le découvrira à ses dépens, elle ne respecte rien, ni les
églises ni les hôpitaux.
Dans ce roman, dont le rythme
s’essouffle cependant peu à peu, Castellanos Moya parvient à recréer
l’atmosphère de terreur et de méfiance paranoïaque qui règne dans une ville
livrée au chaos de la guerre civile. Il n’y a cependant chez lui aucun
manichéisme : junte et guérilla sont aussi aveugles l’une que l’autre,
tirant sans le savoir sur ceux qu’ils aiment ou respectent, et le lecteur ne
pourra s’empêcher d’éprouver de la compassion pour le Viking, voire pour ses
camarades qui, tout en étant de sombres salauds craignant par exemple que Brita
soit tuée avant qu’ils aient le temps de la sodomiser, restent terriblement
humains.
Article paru dans Le Matricule des Anges, mars 2013.
La
Servante et le catcheur
De Horacio Castellanos Moya
Traduit de l’espagnol (Salvador) par
René Solis
Métailié, 236 pages, 18 €
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