jeudi 18 avril 2013

Horacio Castellanos Moya, La Servante et le catcheur

Les masques
Éric Bonnargent

David Nebreda
Après Là où vous ne serez pas, Effondrement et Tirana memoria (non traduit), La Servante et le catcheur est le dernier volume de la tétralogie qu’Horacio Castellanos Moya a consacré à l’histoire désastreuse du Salvador à travers celle, tout aussi désastreuse, de la famille Aragón.
Nous sommes dans les premières années de la guerre civile qui ravagea le Salvador de 1979 à 1992. Ce matin-là, María Elena, une vieille femme, « maigre, osseuse, le nez crochu ; […] les cheveux poivre et sel, raides, attachés en queue de cheval » est heureuse car elle s’apprête à reprendre du service auprès de la riche famille Aragón. Elle a été embauchée par don Betío pour s’occuper de la maison de son fils, Albertico, qui vient de revenir dans son pays natal avec Brita, sa fiancée, après avoir passé plusieurs années en URSS. Le père de don Betío, qui l’avait faite entrer à son service alors qu’elle était toute jeune, s’est suicidé il y a de nombreuses années (Tirana memoria) et son autre fils, don Clemente, a été assassiné (Effondrement). Don Betío connaîtra lui aussi une fin misérable dans les années 90 (Là où vous ne serez pas).
Toutefois, lorsque María Elena arrive, la maison est vide. Elle apprend par des voisins effrayés que le couple vient d’être kidnappé par la police secrète. Pour retrouver le jeune homme, elle décide de mentir à sa fille dont l’ambition l’a conduite à se compromettre avec la junte et de retrouver la trace d’un ancien prétendant, devenu policier : le Viking. Ce dernier est un ancien catcheur d’autant plus nostalgique de ses exploits d’antan qu’il se meurt, rongé de l’intérieur par un ulcère qu’il refuse de faire soigner. Le choix du métier de catcheur n’est pas innocent. Dans un pays en paix, la violence relève du folklore bon enfant. En temps de guerre, par contre, tout le monde avance masqué, à commencer par le Viking qui porte « le masque de la mort sur le visage. » S’il agonise lentement, ce dernier reste l’émissaire de la mort puisqu’il a participé à l’enlèvement du jeune Aragón et de sa compagne. Les prisonniers sont d’ailleurs eux aussi encagoulés avant d’être amenés au Palais Noir, le siège de la police, pour y être torturés ou, pire encore, à l’Opéra : « L’Opéra est de l’autre côté de la cour. On n’y emmène que ceux qui ont beaucoup à raconter. Les autres passent directement des égouts aux mains des découpeurs, auxquels ils crachent le nom et l’adresse exigés au premier coup de machette, au rythme des chansons rancheras qu’écoutent les découpeurs. »
Lors de son odyssée dans les rues de San Salvador, María Elena reconnaîtra son petit-fils, Joselito, parmi les insurgés masqués qui tendent des embuscades et commettent des attentats. La mort est partout et comme elle le découvrira à ses dépens, elle ne respecte rien, ni les églises ni les hôpitaux.
Dans ce roman, dont le rythme s’essouffle cependant peu à peu, Castellanos Moya parvient à recréer l’atmosphère de terreur et de méfiance paranoïaque qui règne dans une ville livrée au chaos de la guerre civile. Il n’y a cependant chez lui aucun manichéisme : junte et guérilla sont aussi aveugles l’une que l’autre, tirant sans le savoir sur ceux qu’ils aiment ou respectent, et le lecteur ne pourra s’empêcher d’éprouver de la compassion pour le Viking, voire pour ses camarades qui, tout en étant de sombres salauds craignant par exemple que Brita soit tuée avant qu’ils aient le temps de la sodomiser, restent terriblement humains.


Article paru dans Le Matricule des Anges, mars 2013.





La Servante et le catcheur
De Horacio Castellanos Moya
Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Métailié, 236 pages, 18 €

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