jeudi 23 mai 2013

Werner Kofler, Trop tard


Partir en fumée

Éric Bonnargent



Né en 1947, Werner Kofler, grand fumeur devant l’éternel, est décédé en 2011. Lauréat de nombreux prix littéraires, il reste pourtant assez méconnu en France. Dans la postface à Trop tard, Elfriede Jelinek écrit d’ailleurs : « Sur Werner Kofler le milieu littéraire a commis le crime d’inattention. » Ce court volume réunit les deux derniers textes écrits par Kofler : Trop tard et Tiefland, obsession. Ils sont accompagnés d’un poème de jeunesse, « La bénédiction du tabac », qui permet de faire le lien entre ces deux textes.

Dans son œuvre, Werner Kofler dénonce le conservatisme petit-bourgeois teinté d’idéologie nazie qui caractériserait son pays. Son écriture est la parfaite expression de la colère, voire de la rage qui l’animait. Le discours et les repères narratifs explosent : les narrateurs et les personnages se multiplient, l’espace et le temps se distordent et les phrases giclent les unes des autres.
Trop tard débute ainsi : « J’allumais une cigarette et m’assis au bureau, non, c’est l’inverse, je m’assis au bureau et allumai une cigarette, non plus, comment était-ce ?, j’allumai une cigarette et m’assis au – ? Mais si, c’était bien ça, j’allumai une cigarette et m’assis au bureau, j’écrivis : En quelle saison sommes-nous, l’automne est déjà de retour ? » Kofler nous invite alors à assister au processus créatif. Le narrateur lit les journaux à la recherche d’un fait-divers susceptible de l’intéresser. L’assassinat d’un vieil architecte et de sa jeune maîtresse slovaque le conduit à mener une enquête littéraire, c’est-à-dire à écrire ce qui aurait pu se passer et à réfléchir de manière très ironique sur la manière dont, lui, Kofler, aurait assassiné cet homme, responsable sans aucun doute de la disparition des lieux autrefois chers à son cœur : « à peine s’absente-t-on pendant trois décennies que déjà tout est cassé. » À travers cette fausse enquête policière, Kofler évoque ses souvenirs de famille, certaines étapes de sa carrière d’écrivain et surtout le temps qui passe, emportant avec lui les souvenirs et les choses. Dans « La bénédiction du tabac », la fumée de la mélancolie était accompagnée de celle de l’hypocrisie qui, dans un ciel d’été, se mêlait à celle du tabac et des roulottes.
Kofler n’a cessé de dénoncer l’hypocrisie de ses contemporains, leur volonté d’oublier les camps d’où l’innocence partait en fumée. Dans Tiefland, obsession, Kofler rappelle qui fut Leni Riefenstahl, la réalisatrice des Dieux du stade, à laquelle la profession rendit un hommage unanime après son décès en 2003 à l’âge de 101 ans. Si elle a reconnu avoir été fascinée par Hitler et s’être fourvoyée avec le nazisme, elle prétendait n’avoir jamais été intéressée par autre chose que l’art et n’avoir jamais rien compris à la politique, au point d’ignorer ce qui pouvait se passer dans les camps. Pour le tournage de Tiefland pourtant, elle a utilisé des prisonniers Roms et Sintis qui ont ensuite été gazés à Auschwitz : « Non, bien sûr, madame Riefenstahl, vous n’avez fait gazer personne, mais vous n’avez pas non plus pas fait gazer ni mourir d’une manière ou l’autre les ‘favoris du plateau de tournage’, au village-décor de Roccabruna dans le massif des Karwendel, Sintis et Roms, adultes et enfants, couleur locale méridionale dans un film en noir et blanc, pas empêché de les faire gazer, alors qu’il aurait suffi d’une requête auprès du Reichsleiter Bormann, BORMANN-CIRCONCIS ! » Comble de cynisme, les noms de tous ces figurants partis en fumée dans le ciel polonais figurent au générique de ce film et furent « invités post mortem à Cannes » en 1954 « par un admirateur de notre génie du cinéma, par Jean Cocteau, alors président du jury, qui en personne réalisa le texte des sous-titres, naturellement Jean Cocteau, comment en eût-il été autrement, encore un génie du siècle, un génie du siècle en aide un autre. »
Trop tard est une excellente occasion pour le public français de découvrir Werner Kofler, considéré, au même titre que Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek ou Peter Handke, comme l’un des plus grands écrivains autrichiens de ces dernières années. 

Article paru dans Le Matricule des Anges, avril 2013.





TROP TARD DE WERNER KOFLER
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun
Éditions Absalon, 90 pages, 15 €

2 commentaires:

  1. J'avoue j'avais raté l'article dans le Matricule, et j'avoue, bis, que je ne connaissais pas même le nom de Werner Kofler. Et d'avoir lu cette courte entrée en matière, ces quelques extraits je sais que c'est une oeuvre à lire, ne serait-ce que pour sa manière d'en revenir aux camps, histoire de ne pas perpétuer plus longtemps ce crime d'inattention dont parle Elfriede Jelinek.

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  2. Je pense que ça te plaira. Caf'conc' Treblinka, dans un autre genre, mais sur le même thème, devrait aussi t'intéresser.

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