Partir
en fumée
Éric Bonnargent
Né en 1947, Werner Kofler, grand fumeur
devant l’éternel, est décédé en 2011. Lauréat de nombreux prix littéraires, il
reste pourtant assez méconnu en France. Dans la postface à Trop tard, Elfriede Jelinek écrit d’ailleurs : « Sur Werner Kofler le milieu littéraire a
commis le crime d’inattention. » Ce court volume réunit les deux
derniers textes écrits par Kofler : Trop
tard et Tiefland, obsession. Ils
sont accompagnés d’un poème de jeunesse, « La bénédiction du tabac »,
qui permet de faire le lien entre ces deux textes.
Dans son œuvre, Werner Kofler dénonce le
conservatisme petit-bourgeois teinté d’idéologie nazie qui caractériserait son
pays. Son écriture est la parfaite expression de la colère, voire de la rage
qui l’animait. Le discours et les repères narratifs explosent : les
narrateurs et les personnages se multiplient, l’espace et le temps se
distordent et les phrases giclent les unes des autres.
Trop
tard
débute ainsi : « J’allumais une
cigarette et m’assis au bureau, non, c’est l’inverse, je m’assis au bureau et
allumai une cigarette, non plus, comment était-ce ?, j’allumai une
cigarette et m’assis au – ? Mais si, c’était bien ça, j’allumai une
cigarette et m’assis au bureau, j’écrivis : En quelle saison sommes-nous,
l’automne est déjà de retour ? » Kofler nous invite alors à
assister au processus créatif. Le narrateur lit les journaux à la recherche d’un
fait-divers susceptible de l’intéresser. L’assassinat d’un
vieil architecte et de sa jeune maîtresse slovaque le conduit à mener une
enquête littéraire, c’est-à-dire à écrire ce qui aurait pu se passer et à
réfléchir de manière très ironique sur la manière dont, lui, Kofler, aurait assassiné
cet homme, responsable sans aucun doute de la disparition des lieux autrefois
chers à son cœur : « à peine
s’absente-t-on pendant trois décennies que déjà tout est cassé. » À
travers cette fausse enquête policière, Kofler évoque ses souvenirs de famille,
certaines étapes de sa carrière d’écrivain et surtout le temps qui passe,
emportant avec lui les souvenirs et les choses. Dans « La bénédiction du
tabac », la fumée de la mélancolie était accompagnée de celle de
l’hypocrisie qui, dans un ciel d’été, se mêlait à celle du tabac et des
roulottes.
Kofler n’a cessé de dénoncer
l’hypocrisie de ses contemporains, leur volonté d’oublier les camps d’où
l’innocence partait en fumée. Dans Tiefland,
obsession, Kofler rappelle qui fut Leni Riefenstahl, la réalisatrice des Dieux du stade, à laquelle la profession
rendit un hommage unanime après son décès en 2003 à l’âge de 101 ans. Si elle a
reconnu avoir été fascinée par Hitler et s’être fourvoyée avec le nazisme, elle
prétendait n’avoir jamais été intéressée par autre chose que l’art et n’avoir
jamais rien compris à la politique, au point d’ignorer ce qui pouvait se passer
dans les camps. Pour le tournage de Tiefland
pourtant, elle a utilisé des prisonniers Roms et Sintis qui ont ensuite été
gazés à Auschwitz : « Non, bien
sûr, madame Riefenstahl, vous n’avez fait gazer personne, mais vous n’avez pas
non plus pas fait gazer ni mourir
d’une manière ou l’autre les ‘favoris du plateau de tournage’, au village-décor de Roccabruna dans le
massif des Karwendel, Sintis et Roms, adultes et enfants, couleur locale
méridionale dans un film en noir et blanc, pas empêché de les faire gazer,
alors qu’il aurait suffi d’une requête auprès du Reichsleiter Bormann,
BORMANN-CIRCONCIS ! » Comble de cynisme, les noms de tous ces
figurants partis en fumée dans le ciel polonais figurent au générique de ce
film et furent « invités post mortem
à Cannes » en 1954 « par un
admirateur de notre génie du cinéma, par Jean Cocteau, alors président du jury,
qui en personne réalisa le texte des sous-titres, naturellement Jean Cocteau,
comment en eût-il été autrement, encore un génie du siècle, un génie du siècle
en aide un autre. »
Trop
tard
est une excellente occasion pour le public français de découvrir Werner Kofler,
considéré, au même titre que Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek ou Peter Handke,
comme l’un des plus grands écrivains autrichiens de ces dernières années.
Article paru dans Le Matricule des Anges, avril 2013.
TROP TARD DE WERNER KOFLER
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Bernard Banoun
Éditions Absalon, 90 pages, 15 €
J'avoue j'avais raté l'article dans le Matricule, et j'avoue, bis, que je ne connaissais pas même le nom de Werner Kofler. Et d'avoir lu cette courte entrée en matière, ces quelques extraits je sais que c'est une oeuvre à lire, ne serait-ce que pour sa manière d'en revenir aux camps, histoire de ne pas perpétuer plus longtemps ce crime d'inattention dont parle Elfriede Jelinek.
RépondreSupprimerJe pense que ça te plaira. Caf'conc' Treblinka, dans un autre genre, mais sur le même thème, devrait aussi t'intéresser.
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