Des
arbres et des hommes
Éric Bonnargent
« L’homme n’est certain de rien sinon de sa capacité à échouer. »
« Non, la vraie force ça n’existe pas ; il y a juste différents
degrés de faiblesse… »
Bruno Catalano |
Avec un art de la description
parfaitement maîtrisé, Kesey commence par nous faire découvrir une région
inhospitalière de l’Oregon en nous faisant suivre le cours d’une rivière
imaginaire, la Wakonda Auga. À quelques kilomètres de son embouchure, « une vieille bicoque à un étage repose sur
une structure bigarrée de métal enchevêtré, de bois, de terre et de sacs de
sable, tel un échassier emplumé de bardeaux, fièrement assis dans
l’enchevêtrement de son nid. » Grâce à la ténacité de ses habitants, une
famille de bûcherons, les Stamper, cette maison est la seule à avoir résisté
aux eaux tumultueuses de la rivière. Suspendu au toit, pendouille un bras déchiqueté
à hauteur d’épaule, le majeur tendu, « spectacle
à l’intention des chiens sur la rive, de cette satanée pluie, de la fumée, de
la maison, des arbres et de la foule qui crie, excédée, depuis l’autre côté de
la rivière : « Stammmper ! Va pourrir en enfer, Hank
Stammmmmper ! » Pour comprendre comment on est en arrivé là,
Kesey repart quelques mois en arrière. Malgré une grève, les Stamper – Henry,
le patriarche, un ivrogne irascible, Hank, son fils, une brute épaisse et Joe Ben,
son neveu défiguré et à moitié idiot – ont décidé de continuer le travail. Pour
faire face, Joe Ben a contacté Leland, le fils cadet d’Henry né d’un second
mariage et dont la mère s’est jetée il y a peu du haut d’un building de New
York où elle était retournée vivre avec son fils douze ans auparavant.
Lorsqu’il reçoit la lettre de son cousin, Leland vient de rater son suicide.
Bien décidé à se venger des siens qu’il tient pour responsables de la mort de
sa mère, surtout son frère qui a eu une liaison avec elle, il décide
d’abandonner ses études de lettres et de rejoindre l’Oregon en bus. Ce voyage
est l’un des grands moments de ce roman. Bourré d’amphétamines et de
barbituriques, le temps passe au rythme des hallucinations et des délires
paranoïaques. L’auteur s’est sans doute inspiré de sa propre expérience puisque
la même année, en 1964, il a lui-même traversé le pays en compagnie de Neal
Cassady et d’autres membres de la beat
generation dans un vieux bus scolaire aux couleurs psychédéliques. Les
retrouvailles sont tendues, deux mondes s’opposent et le jugement de
Leland sur son frère sans appel : « il était grossier, sectaire, buté, hypocrite, qu’il faisait marcher ses
tripes au lieu de sa raison, confondait ses couilles avec sa cervelle, qu’il
était à bien des égards l’archétype du genre d’homme que je considérais comme
le plus dangereux qui soit pour mon monde à moi, et cela justifiait déjà
amplement que je cherche à le détruire. » L’affrontement n’effraie pas
Leland qui se prend pour Captain Marvel, « un avorton maladif et médiocre » qui peut se transformer « en une créature colossale » en
criant Shazam ! De tergiversations en petites lâchetés, cependant, des
failles apparaissent chez les uns et les autres. Malgré lui, Leland commence à
admirer ces asociaux qui, par haine de l’instinct grégaire, se construisent
contre les autres et tentent de vivre en harmonie avec une nature hostile. Kesey
prône un individualisme libertaire, une affirmation de soi contre les autres
qui rappelle Max Stirner, l’auteur de L’Unique
et sa propriété. Au philosophe qui écrivait que « pour moi il n’y a rien au-dessus de Moi », Hank répond « ma seule patrie, c’est moi. » Les
Stamper rejettent les consensus. Livrée à la tyrannie des loisirs, la démocratie
est une forme insidieuse d’oppression qui écrase les individus qui refusent de
faire partie de la masse. Comme le McMurphy de Vol au-dessus d’un nid de coucou, Leland a tenté de se réfugier
dans la folie, mais comme lui a expliqué son psy, ce refuge ne peut plus en
être un : « Vous, ainsi que
beaucoup d’autres de votre génération, vous trouvez en quelque sorte exclu de
ce refuge-là. Il vous est désormais impossible de « devenir fou »
dans le sens classique de l’expression. Il fut un temps où les gens « devenaient
fous » fort à propos, et disparaissaient de la circulation. Comme des
personnages de fiction à l’époque romantique. Mais de nos jours… »
S’il est devenu impossible de s’effacer, il ne reste qu’une solution : lutter.
Dans le domaine littéraire, Kesey n’a
lui-même guère d’équivalent. Cette fresque épique sur fond de tragédie
shakespearienne montre que l’Amérique profonde a sa propre profondeur. Les
registres de langue étonnamment nombreux, l’argot des Stamper s’opposant par
exemple au langage soutenu de Leland, permettent de faire vivre une galerie de
personnages dont la médiocrité confère au sublime. Il est vrai que l’alternance
incessante du style direct et du style indirect, les sauts temporels, la
polyphonie des voix qui s’entremêlent sans que les changements ne soient
indiqués risquent de déstabiliser le lecteur qui s’habituera à ces procédés
narratifs au bout de quelques pages. Ce chef-d’œuvre de la littérature
américaine est à l’image de la Wakonda Auga : sa prose tumultueuse nous
emporte, nous secoue dans tous les sens et si nous ne pouvons pas sortir indemne
de notre lecture, nous aurons l’impression d’avoir vécu une aventure aussi
sauvage que singulière.
Article paru dans Le Matricule des Anges. Février 2014
Et
quelquefois j’ai comme une grande idée
De Ken Kesey
Traduit de l’anglais (États-Unis) par
Toussaint Louverture. 798 pages. 24,50 €
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