Toasts et tombeaux
Romain Verger
Brendan Behan |
En publiant The Beat Degeneration dans leur collection French Connection, les éditions D-Fiction font découvrir un jeune auteur dont je connaissais les étranges récits, d’inspiration onirique ou hallucinatoire, parus sur son blog La Part du mythe. À la fois constat amer de l’état de notre littérature contemporaine (pour ce qui est de sa part visible), sacrifiée sur l’autel de politiques éditoriales régies par la « logique de l’utile et du rentable », et tentative de circonscription de la nature de la littérature et de l’acte d’écrire, ce recueil de onze textes tire assez nettement vers l’essai.
Sous-titré « Notes, sans partitions », The Beat Degeneration ne s’y réduit pourtant pas totalement. D’une forme assez libre, faite de bourgeonnements, de décrochements, de digressions, d’incursions narratives et autobiographiques, l’ensemble pourrait se définir tel que l’auteur lui-même décrit le patchwork des Illuminations rimbaldiennes : « une coagulation de textes de factures et de tonalités divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi démembré par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le rectangle des pages ».
Une composition souple, fluide et ouverte qui tente de substituer à la cacophonie ambiante (ce « déferlement chronique » de bruit et d’informations dont les médias nous saturent quotidiennement jusqu’à la nausée) la polyphonie structurante de l’écriture, entendue comme « écriture fantôme », « outil médiumnique » brouillant la limite « qui sépare le monde des morts de celui des vivants ». Écrire, c’est faire monter le hors-scène sur la scène, c’est fracturer le « tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne » pour que s'en échappe cette pulsation des voix aimées du passé, créer un « monstre frankensteinien : James-Arthur-Rimbaud-Joyce ». Nous sommes, explique-t-il, tiraillés entre deux mondes :
Sous-titré « Notes, sans partitions », The Beat Degeneration ne s’y réduit pourtant pas totalement. D’une forme assez libre, faite de bourgeonnements, de décrochements, de digressions, d’incursions narratives et autobiographiques, l’ensemble pourrait se définir tel que l’auteur lui-même décrit le patchwork des Illuminations rimbaldiennes : « une coagulation de textes de factures et de tonalités divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi démembré par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le rectangle des pages ».
Une composition souple, fluide et ouverte qui tente de substituer à la cacophonie ambiante (ce « déferlement chronique » de bruit et d’informations dont les médias nous saturent quotidiennement jusqu’à la nausée) la polyphonie structurante de l’écriture, entendue comme « écriture fantôme », « outil médiumnique » brouillant la limite « qui sépare le monde des morts de celui des vivants ». Écrire, c’est faire monter le hors-scène sur la scène, c’est fracturer le « tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne » pour que s'en échappe cette pulsation des voix aimées du passé, créer un « monstre frankensteinien : James-Arthur-Rimbaud-Joyce ». Nous sommes, explique-t-il, tiraillés entre deux mondes :
« la voix des journaux et la voix d’auteurs psalmodiant pour nous d’outre-tombe leurs obsessions, leurs cantiques et leurs enfers personnels comme pour nous les incuber, nous rappelant chaque fois sans faiblir à cet espace d’indécision où les morts hantent par leurs voix les vivants et les extirpent, un temps du moins et par intérim, de ce grand charnier continu qu’est le temps va-de-l’avant mon gars et bon vent ducon! »The Beat Degeneration dresse bien évidemment l’anti-portrait de la Beat Generation, génération anti-frénétique, atone et désabusée que celle de l'auteur (les années 90), sans combats à mener ni causes à défendre qui vaillent vraiment la peine, où l’on macère dans une sorte de vacance historique et politique, où l’on se consume petitement dans un « infini dimanche », une situation qui n’est pas sans rappeler ce mal du siècle typiquement romantique, ici réactualisé. Un défaut d’investissement libidinal en somme, quand l’écriture est précisément pour l’auteur « un temps spasmodique ne répondant qu’aux influx d’hormones sous la coupe de l’hypophyse, imprévisible comme leurs débordements et la décharge qu’elles appellent ». S’il ne dénie pas à la littérature son droit à l’humour, à « l’humour assassin », G. Mar déplore la fadeur de « ces nouvelles idoles [que chaque rentrée littéraire érige] au Panthéon de la République des Lettres. De nouveau dieux. Ils doivent nous servir de modèles et de guides. Tout est devenu français au possible, panthéonesque et conservateur. » Car la littérature s’est faite sous le signe du crime, rappelle-t-il dans la continuité de Lyotard, dans l’ombre du régicide de 1793, qui n’est que l’aboutissement historique d’une autre décapitation : celle de notre langue de sa part orale, maudite et bouffonne, « le patois débridé des païens » et l’esprit de Rabelais, dans le processus d’uniformisation induit par la langue romane dont procède le genre romanesque, « idiome [commun fondé] pour la grande communauté fraternelle des homo-économicus ». Que reste-t-il de la littérature si on l’ampute de sa part sombre? Les premières pages de La Condition humaine de Malraux sont pour lui emblématiques de la situation de l'écrivain. Plus que le crime qu’il va commettre, c’est la possibilité du crime, ce moment anxieux et suspendu qui le précède, ce « temps propre à la possibilité du meurtre » et de la révolution, qui fait de Tchen, « ce barbare descendu des plaines mongoles », le Grand Voyant et le grand criminel. Autrement dit, une écriture qui n’a pas renoncé au cruor de l’enfance et perpétue la « mémoire du roman sacrificiel et profanateur à l’origine du genre ».
G. Mar, The Beat Degeneration (Notes, sans partition), D-Fiction, 2014.
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