L’exil
Éric Bonnargent
Gilles Barbier, L’ivrogne. |
Paris, écrivait Hemingway dans Paris est une fête, est « la ville la mieux faite pour permettre à un écrivain d’écrire. » C’est pour cette raison que le jeune Esteban a quitté Bogotá pour Madrid et Madrid pour Paris. Victoria, sa fiancée, a rompu, elle est restée à Madrid et c’est seul, terriblement seul, qu’Esteban débarque à Paris avec une petite valise et un manuscrit, officiellement pour y finir un doctorat sur José Lezama Lima :
« À l’époque, la vie ne me souriait pas vraiment. Elle me faisait même la grimace, presque un rictus. C’était au début des années 90. Je vivais à Paris, la ville des voluptés peuplées de gens prospères, ce qui n’était pas mon cas. Loin de là. Ceux qui étaient entrés par la porte de service, en enjambant les poubelles, avaient une vie pire que les insectes et les rats. »
Le Paris que va nous faire découvrir Esteban n’a plus rien à voir avec celui d’Ernest Hemingway (Paris est une fête), de Jean Rhys (Rive gauche), d’Henry Miller (Tropique du cancer, Printemps noir), de George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres) ou d’Enrique Vila-Matas (Paris ne finit jamais). Le Paris de Brassaï, Willy Ronis et Robert Doisneau n’existe plus. Paris a changé, les librairies du Quartier Latin ont cédé leur place aux grandes enseignes de la mode et le Montparnasse bohème n’est qu’un vague souvenir sépia. Si le Flore, la Closerie des Lilas ou le Dôme existent toujours, ils sont devenus des lieux aussi touristiques que snobs où se croisent des Américains, des people ou des candides pensant qu’ils deviendront écrivains parce qu’ils se seront assis avec un livre et un Moleskine là où leurs idoles ne viendraient plus s’asseoir. Ce n’est pas dans ce Paris surfait qu’Esteban va nous promener. Le Paris solidaire et misérable, humain et cruel, le Paris qui vit est ailleurs : à Belleville et dans d’autres ilots encore accessibles à ceux qui n’ont pas le sou, mais aussi en banlieue, à Gentilly ou au Blanc-Mesnil. Les Parisiens qu’il rencontre ne sont pas les Bobos qui polluent les quartiers populaires, qui transforment Oberkampf en annexe hétéro du Marais ; ce sont pour la plupart des immigrés, des étudiants désargentés, des ouvriers qui travaillent dans le bâtiment ou dans les égouts.
Il y a, à Gentilly, une communauté colombienne où Esteban va d’abord trouver refuge. Cette communauté est composée d’hommes et de femmes qui ne pourront plus retourner dans leur pays, qui sont là clandestinement ou non, avec de faux ou de vrais papiers afin de fuir la misère ou la répression. La misère d’Esteban est donc toute relative et il en est parfaitement conscient : en cas de problème, il peut retourner en Colombie.
C’est un couple d’anciens FARC qui héberge Esteban lors de son arrivée à Paris et qui l’aidera à trouver une chambrita à… Neuilly-sur-Seine, rue Dulud. Dans ses quelques mètres carrés, Esteban se sentirait très bien, malgré les toilettes sur le palier et l’absence de sanitaire qui l’oblige à prendre un abonnement à la piscine universitaire de Paris-Dauphine pour pouvoir se doucher, s’il avait de quoi vivre. Il n’a pu hélas dégotter que quelques heures de cours d’espagnol dans une boîte privée qui l’exploite en faisant jouer la concurrence entre Sud-Américains affamés. Il faut qu’Esteban survive avec trente francs par jour. Esteban ne s’apitoie jamais sur son sort. Sa misère est peu de choses par rapport à celle d’autres immigrés dont ce Péruvien qui fut arrêté pour vol dans un supermarché parce que, arrivé à la caisse, son visage ruisselait du sang des barquettes de viande qu’il avait dissimulées sous sa capuche. Sa misère n’est rien non plus à côté de celle dont il est le témoin dans les rues de Paris :
« Un clochard était mort de froid pendant la nuit et je tombai sur un groupe de secouristes qui enlevaient le cadavre. Mais il y avait un problème : quand l’homme était tombé (au moment de sa mort), sa main gauche avait échoué dans une flaque d’eau qui avait gelé lorsque la température était descendue. Je me rappelle le bruit d’un pique brisant la glace dans laquelle la main s’était prise. Je m’éloignai en me disant que la main, étant congelée, vivait peut-être encore, et je rêvai d’elle plusieurs fois. »
Dans ce monde interlope, Esteban va faire de nombreuses rencontres. Le récit est d’ailleurs entrecoupé des confessions plus ou moins tragiques, plus ou moins comiques de ces hommes et de ces femmes qui vont entrer dans la vie d’Esteban.
Harcelé par la faim, Esteban, en sus à ses cours d’espagnol, se fait embaucher aux Goélands de Pyongyang. De 18h00 à 1h00, Esteban et son collègue Jung, un Nord-Coréen sans-papier d’une cinquantaine d’années, font la plonge dans l’enfer du deuxième sous-sol de ce restaurant de Belleville :
« Au bout de deux heures de boulot, j’avais les avant-bras douloureux et la peau me brûlait, à cause de la sauce piquante. Jung dit que c’était normal les premiers jours et il me conseilla d’aller fumer une cigarette près du vasistas. Lui, il avait de l’entraînement et il pouvait rester seul quelques minutes, je fumai donc en silence, rêvant de sortir de là et de retrouver la vie extérieure, celle qui se déroulait au-dessus de nos têtes. L’odeur des restes donnait la nausée et envie de vomir. »
Malgré la pénibilité de la tâche, Esteban reste. Les patrons le paient bien, le traitent bien et lui permettent de manger à volonté. Petit à petit, il se lie avec Jung qui vit dans un hôtel miteux où se côtoient travestis, toxicomanes et immigrés. Jung ne se plaint pas ; on peut tout subir après avoir passé neuf ans dans les camps de rééducation de Corée du Nord et s’y être nourri de cafards et d’araignées… Jung ne vit plus que pour retrouver Min Lin, sa femme, restée au pays, internée à perpétuité dans un hôpital psychiatrique pour avoir tenté de se suicider. Le suicide est là-bas considéré comme un crime contre la Nation. Il lui faut trouver 9 000 dollars pour la faire revenir. Il sait qu’il devra travailler toute sa vie pour Monsieur Fred, un Chinois dont les réseaux peuvent effectuer ce transfert. Il n’empêche que s’il supporte tout en silence, la misère et le stress vont avoir peu à peu raison de sa santé. Il a développé ce que les médecins appellent le syndrome d’Ulysse, une maladie nerveuse qui ne touche que les gens en situation précaire et, plus particulièrement, les immigrés. Le syndrome d’Ulysse se caractérise par des tremblements, des maux de tête, des douleurs terribles à l’estomac pouvant provoquer des évanouissements. La maladie va détruire peu à peu Jung sans détruire son rêve.
Aux Goélands de Pyongyang, Esteban va également rencontrer Susi, la femme de ménage sénégalaise, sans-papier, elle aussi, qui se transforme en pute de luxe après le service afin de pouvoir nourrir et soigner sa famille restée au pays. Elle sera sa maîtresse, comme sa collègue roumaine Saskia, aussi belle que fragile qui sombrera dans la toxicomanie après avoir appris la mort de son père, au chevet duquel elle n’est pas retournée afin de ne pas prendre le risque de ne plus pouvoir revenir en France. Son grand ami Lazlo, un Polonais roumain (sic), regrettera amèrement de lui avoir permis de fuir la Roumanie, de lui avoir fait croire en la liberté alors que la seule à laquelle elle a droit est celle « de mourir dans le vomi et dans la merde ».
Lazlo, voyou débonnaire, est l’un des personnages les plus attachants du livre. S’il a envie de canard, il le braconne dans les parcs parisiens ; s’il n’y a plus d’alcool, il compose son astucieux cocktail, la Lazlovska qui aurait sans doute fait saliver le grand Erofeiev et dont les effets sont aussi pervers que la fabrication est simple : faire bouillir une casserole d’eau, y vider un tube de Colgate, remuer jusqu’à obtenir un liquide blanc et laiteux, ajouter de la glace. Esteban, grâce à cette potion, accèdera à une nouvelle dimension de la réalité…
Lors des fêtes où traine Esteban, il fera la rencontre d’une compatriote, Paula, nymphomane au grand cœur, qui deviendra sa confidente. Héritière d’une riche famille de Bogotá, Paula est venue à Paris pour y apprendre le français en attendant son mariage avec Gonzalo. C’est pourtant d’une autre manière qu’elle deviendra experte en langue : Paula s’est « convertie au sexe du premier coup » et elle multiplie les expériences les plus folles et les plus sordides. Paula s’ouvre littéralement aux autres et au monde par le sexe :
« Tu sais comment le j’appelle mon minou ? Je la regardai avec curiosité, attendant la réponse, et elle dit je l’appelle “Jeanne la Folle”, je l’ai appelé comme ça parce qu’il a son propre cerveau et ses propres caprices, je suis son esclave, l’abeille ouvrière qui rapporte du miel à sa reine, princesse démente qui me donne du plaisir et m’enseigne mille choses, qui m’apprend le monde et les autres. Parfois, je l’entends parler, je te jure, sur ordre de sa majesté, distingués messieurs, baissez vos culottes et préparez vos membres, nous allons vous passer en revue. »
Grâce à Paula, la vie sexuelle d’Esteban va être comblée : il baisera avec Paula, avec les amies de Paula, avec Paula et les amies de Paula. La sexualité a une place centrale dans le roman de Santiago Gamboa. Il n’y a pas à s’en étonner : elle est liée à l’instinct de survie :
« Comme c’est drôle, je me suis dit, depuis que je suis à Paris et que je suis pauvre, ma vie sexuelle s’est enrichie. Je n’ai jamais autant baisé, et, […] j’ai compris que la misère engendre aussi une sorte d’érotisme et exprime un besoin. Le désir de rester en vie envers et contre tout, ou la constatation rassurante qu’au plus souterrain et qu’au plus bas, dans les sous-sols les plus obscurs, on continue d’imiter les gestes de la vie. »
Paula va surtout apprendre à Esteban à se comporter en homme avec les femmes. Humilié par Sabrina, une jeune française et par Victoria qui reviendra partager avec lui quelques week end après s’être mise en ménage avec un universitaire à Strasbourg, Esteban comprend grâce à Paula qu’il faut un peu de fermeté et beaucoup de détachement si l’on veut être aimé. Au bout de quelques mois, Sabrina lui proposera le concubinage et Victoria quittera tout pour lui : il n’aura plus qu’à choisir.
Mais l’éducation parisienne d’Esteban est avant tout littéraire. L’une des rencontres essentielles est celle de Salim, un jeune Marocain qui suit à la Sorbonne les mêmes cours de littérature Sud-Américaine qu’Esteban et qui prépare un doctorat sur Leopoldo Marechal dont l’Adán Buenosayres l’obsède depuis l’adolescence, depuis qu’il l’a lu dans son village de l’Est-Marocain.
Salim sera l’ami d’Esteban et c’est ensemble qu’ils partiront à la recherche de Nestor, un étrange Colombien disparu du jour au lendemain, un maçon taciturne qui s’avèrera avoir été en Colombie un grand joueur d’échec, probablement aussi un guérillero et en France le compagnon d’un professeur de philosophie communiste de Seine-Saint Denis et un assassin.
Grâce à Salim, Esteban fait la connaissance de Mohammed Khaïr-Eddine, l’auteur de Moi, l’aigre. Alors que Salim respecte par tradition les coutumes musulmanes, Khaïr-Eddine boit comme un trou et fume comme un sapeur, ce qui n’est pas pour déplaire à Esteban. Khaïr-Eddine est un personnage attachant dont le pessimisme est allié à un lyrisme désespéré :
« Je suis Khaïr-Eddine. Le français est ma langue morte, que je ressuscite dans le mensonge et dans le cri. Le Très-Haut a rempli mes testicules de poussière d’étoiles. Dans mon sang circulent les scorpions. Les plafonds de ma maison sont couverts de sperme et d’excréments. Je suis le Chieur Suprême et l’âme n’est qu’une drogue. Je suis en train d’écrire mon dernier livre et un journal. Je me suis bien amusé. »
Avec lui et le poète irakien Kadhim Yihad, Esteban va engager des discussions littéraires des plus intéressantes. Ils remarqueront notamment le point commun entre la plupart des écrivains Orientaux et des écrivains Sud-Américains : ils écrivent avant tout pour des Européens et plus particulièrement en fonction de l’image que ceux-ci se font de ces parties du monde. Les premiers peignent un Orient imaginaire où tout n’est que sagesse et volupté, les seconds une Amérique où se côtoient exotisme et révolution. Ces discussions feront mûrir Esteban qui reprendra peu à peu son manuscrit abandonné pour le réécrire. Khadim lui présentera Juan Goytisolo et Julio Ramón Ribeyro dont il réalisera une interview alcoolisée et grâce auquel Esteban sera embauché à l’AFP. Esteban est alors un homme, il a gagné en maturité, il est écrivain.
Cette autobiographie très romancée de Santiago Gamboa est aussi une réflexion sur l’exil, sur les exils. Esteban sait que sa condition d’exilé n’a rien à voir avec celle de ces apatrides que sont Jung, Susi ou Saskia. Leur exil est subi. Il s’agit pour eux de fuir la pauvreté ou l’oppression. L’exil d’Esteban est radicalement différent parce qu’il peut, en cas de problème toujours retourner chez lui. Il ne fuit pas, il se cherche comme d’autres avant lui se sont cherchés. Esteban est un atopon au sens propre, parce que, pour écrire, il faut se décentrer d’une manière ou d’une autre. Lui-même pose la question :
« fallait-il s’éloigner de son propre lieu pour écrire ? »
Santiago Gamboa, Le Syndrome d’Ulysse. Traduction de Claude Bleton. Mélailié. 21 €
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