jeudi 13 septembre 2012

Entretien avec Brian Evenson



Entretien réalisé en janvier 2009 pour le Magazine des Livres

Pour les amateurs de littérature et plus particulièrement pour les amateurs de littérature américaine, la collection du Lot 49 du Cherche-Midi, dirigée par Claro et Arnaud Hofmarcher, est une mine d’or. Quelques-uns des plus grands écrivains américains actuels comme William T. Vollmann, William Gass ou encore Richard Powers y sont en effet édités. D’autres écrivains pourtant tout aussi importants restent, hélas, encore trop méconnus du public français. Parmi eux, Brian Evenson dont cinq textes sont disponibles ; Contagion, un recueil de nouvelles et quatre romans, Inversion, La Confrérie des Mutilés, Le Père des Mensonges et Baby Leg.
La trajectoire de Brian Evenson est si étrange qu’elle pourrait être celle d’un personnage de fiction. Né en 1966 dans une famille mormone depuis six générations, Brian Evenson fut lui-même prêtre et enseigna à l’Université mormone de Brigham Young jusqu’à la parution, en 1996, de son premier recueil de nouvelles Altmann’s Tongue qui provoqua la colère des hautes autorités de l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours. Brian Evenson est menacé d’excommunication et subit de telles pressions qu’il est contraint de quitter l’Eglise, l’Université et de rompre avec sa famille. Le prêtre mormon est mort, l’écrivain est né. La reconnaissance de son talent est immédiate. Les critiques sont élogieuses. Il suffit de lire Gilles Deleuze :

« Altmann’s Tongue strikes me as powerful, by reason of the mode of the language and the unusual style, by reason of the violence and the force of the words… I admire this book. »

Aujourd’hui professeur à la Brown University, Brian Evenson collabore à deux des plus prestigieuses revues littéraires américaines, The Believer et Conjuctions. Il traduit également de nombreux auteurs français, tels Christian Gailly, Jacques Dupin ou… Claro et a déjà publié neuf ouvrages de fiction.
Les trois ouvrages publiés en France sont stylistiquement très différents les uns des autres, même si les préoccupations principales d’Evenson, dans la forme et dans le fond, se retrouvent dans chacun d’eux.
Contagion est un recueil composé de huit nouvelles cauchemardesques mettant aux prises des personnages souvent proches de ceux de Beckett avec une réalité sordide et violente. Tous les thèmes chers à Evenson sont traités : la religion dans ses pires extrémités (Deux frères, En deux), la puissance du langage (La polygamie du langage), le corps souffrant (Une pendaison, Contagion et surtout la terrible Prairie), la folie (Interne, Le fils Watson) et dans tous les cas l’absurde et la violence.
Avec Inversion, Evenson nous invite à un voyage en schizophrénie. Le personnage principal, Rudd Theurer, est un jeune garçon qui grandit dans l’austère tradition de la foi mormone sous l’impulsion d’une mère autoritaire et culpabilisatrice. Le père s’est suicidé, mais le sujet est tabou. Rudd est traumatisé par l’enseignement qu’il reçoit et qu’il rejette. Les troubles de la personnalité apparaissent assez vite et s’amplifient d’abord lorsqu’il rencontre celui qui serait son demi-frère, un demi-frère démoniaque, Lael, mais surtout lorsque, au cours d’un travail de recherche scolaire, il tombe par hasard sur des articles racontant le procès pour meurtre, en février 1903, de William Hopper Young. William Hopper Young est le petit-fils de Brigham Young, l’héritier de Joseph Smith, le fondateur de l’église mormone. Il est accusé du meurtre d’Anna Pulitzer dont le corps a été retrouvé dans la boue d’un canal. Le crane a été fracturé au-dessus de l’œil droit et au-dessus de la tempe gauche, mais la mort est due au coup de couteau qui, de la hanche gauche, a ouvert le ventre en diagonale… De par sa symbolique, ce meurtre répond à une doctrine officiellement contestée par les autorités mormones : l’expiation par le sang. Selon cette doctrine, il serait possible pour un Mormon apostat de sauver son âme en répandant le sang d’une victime innocente. Le meurtre commis par “WHY” devient alors une obsession. WHY prétend qu’un certain Charles Elling a commis ce crime avant de se rétracter et d’avouer. Par bien des aspects, ce Charles Elling ressemble à Lael, mais sont-ils réels ou sont-ils tous les deux des êtres fantasmatiques ? La question se posera lorsque l’on retrouvera Rudd à moitié égorgé près des corps d’une famille de randonneurs disposés selon le même schéma que celui inscrit dans la chair de la jeune Anna Pulitzer.
C’est encore dans la sphère du religieux que se situe l’action de La confrérie des Mutilés. Dans ce livre d’abord publié en France (il n’est sorti aux États-Unis qu’en mars 2009, sous le titre de Last Days), Brian Evenson change radicalement de style pour s’inscrire dans la lignée du polar. Les dialogues prennent le pas sur la narration, donnant ainsi au livre un rythme en parfaite adéquation avec l’histoire. Kline est un détective en pleine dépression. Il faut le comprendre : il vient de se faire trancher la main droite par un tueur en série, le gentleman au hachoir qu’il a tout de même réussi à abattre d’une balle dans l’œil, profitant de la stupéfaction de celui-ci en le voyant se cautériser lui-même avec un réchaud à gaz... Kline n’a cependant pas le temps de se morfondre car il est bientôt enlevé par deux hommes aussi sympathiques qu’inquiétants fort semblables aux Assistants du Château de Kafka qui l’emmènent dans une immense propriété appartenant à une confrérie religieuse : la confrérie des mutilés. Comme c’est le cas avec toutes les dérives sectaires chrétiennes, cette confrérie s’appuie sur un passage sur-interprété du Nouveau Testament, en l’occurrence les versets 29 et 30 de l’Évangile selon Matthieu :

« Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi… Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, arrache-la et jette-la loin de toi… »

 Le système hiérarchique est en effet déterminé par le nombre d’amputations subies par les adeptes. Le numéro deux de la confrérie, Borchert, un Douze, décrit ainsi Aline, le chef et le fondateur de la secte sur le meurtre duquel Kline doit enquêter :

« Un prophète, un visionnaire. Deux bras amputés à l’épaule, plus de jambes, pénis tranché, oreilles et yeux arrachés, langue en partie coupée, dents arrachées, lèvres pelées, tétons coupés, plus de fesses. Tout ce qui pouvait être enlevé l’a été. Un véritable visionnaire. Assassiné. […] Quelqu’un lui a défoncé le sternum pour lui arracher le cœur. […] Et nous aimerions récupérer le cœur, si possible. »

Kline n’a pas le choix. Il ne pourra pas partir tant qu’il n’aura pas résolu l’affaire. Le problème est que pour interroger un membre de la communauté, il faut être du même niveau hiérarchique que lui. N’ayant qu’un membre amputé, Kline ne peut interroger que des Uns, à moins bien sur qu’il décide de sacrifier des parties de son corps à la vérité… Tout cela va se compliquer lorsqu’il va découvrir que les Paul (la référence n’a rien de biblique, mais elle est si surprenante que je n’en dis rien), des dissidents de la confrérie, ont décidé de mener une guerre sans merci à celle-ci. Armé d’un révolver et d’un hachoir, Kline testera les limites de sa propre humanité dans un bain de sang à faire pâlir Quentin Tarentino. Avec cet opus, Brian Evenson nous offre un polar aussi hilarant que saignant qui est avant tout une réflexion sur la religion et l’esprit sectaire.


Éric Bonnargent : Vous avez grandi dans la foi mormone et vous avez même été prêtre. Comment s’explique votre apostasie ?
Brian Evenson : Je suis toujours resté plus ou moins en marge du mormonisme. J’ai été élevé par des parents de gauche, très ouverts d’esprit et qui, malgré leur foi mormone, souhaitaient que leurs enfants apprennent à approfondir leur réflexion. Par ailleurs, ils étaient membres du parti Démocrate, tout en appartenant à une communauté religieuse dont la majorité est républicaine. Ainsi, dès le début, j’ai senti que j’étais mormon, mais différemment des autres. Au lycée, nombre d’amis n’arrivaient pas à comprendre que je puisse être mormon et tout à la fois démocrate – cela leur paraissait impensable.
Durant de nombreuses d’années, j’ai été un mormon convaincu et j’ai longtemps cru que je pourrais avoir une influence bénéfique sur la communauté en faisant bouger les choses de l’intérieur. À une époque, dans les années 1970 et 1980, on a pensé que l’église mormone s’ouvrait davantage, devenait plus progressiste, mais ce mouvement a bien vite été suivi du retour en force d’un conservatisme plus exacerbé encore. Au bout d’un certain temps, j’ai pris conscience qu’il n’y avait plus rien à faire, mais ce n’est que quand l’église Mormone s’est opposée à ma fiction que j’ai pu commencer à m’en détacher ; un long processus, à la fin duquel j’ai été excommunié. À présent, je suis heureux ne plus appartenir à cette église, même si m’en séparer m’a été extrêmement difficile.

Qu’est-ce qui, dans vos écrits, gênait particulièrement les autorités ecclésiastiques de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours ?
Un étudiant à l’université de Brigham Young a envoyé une lettre anonyme à l’un des plus hauts dirigeants de l’Église Mormone à propos de mon premier recueil de nouvelles, Altmann’s Tongue, dans laquelle il prétendait que j’étais en faveur de l’existentialisme, de la violence et du cannibalisme, et que mon travail faisait l’apologie du mal. À l’université, le directeur de mon département m’a demandé de répondre à cette lettre, sans me dire qui l’avait écrite. Dans ma lettre, j’ai donc essayé d’expliquer en quoi la fiction était un art complexe, que l’ambiguïté en était un ingrédient nécessaire, et de quelle manière on pouvait se servir d’un matériau difficile afin de provoquer un impact moral. Là, les dirigeants m’ont clairement fait entendre qu’ils souhaitaient simplement que j’arrête d’écrire : mon travail les dérangeait, car il faisait naître le doute au lieu de proposer une leçon de morale claire et nette. Selon moi, la bonne littérature ne s’intéresse plus du tout à cela depuis au moins cent cinquante ans (si elle s’y est jamais intéressée).

En sacrifiant la foi à l’écriture, vous avez implicitement affirmé la supériorité de la seconde sur la première. Qu’est-ce que l’écriture vous apporte de plus que la foi et qu’est-ce que, malgré tout, celle-ci ne pourra jamais remplacer ?
Je crois vraiment que j’ai été obligé de faire un choix, et j’ai choisi d’écrire. À l’époque, l’écriture comptait déjà beaucoup pour moi, et je sentais que je pouvais mener une vie moralement conforme sans pour autant appartenir à une église, mais que je ne pouvais survivre sans l’écriture. C’est une chose viscérale, qui fait partie intégrante de ma vie, quelque chose qui définit mon identité et m’aide à donner un sens au monde qui m’entoure, si bien que je crois en elle, presque religieusement. Je pense que l’écriture m’apporte tout ce que la foi peut m’apporter quand il s’agit de trouver ma place dans le monde et d’essayer de comprendre ce même monde ; mais, de surcroît, l’écriture m’ouvre d’autres univers, des univers imaginaires, et ceci à l’infini. Une activité totalement libératrice, sans préjugés, contrairement à ce que représentait le Mormonisme – du moins pour moi.

Dans « La polygamie du langage » (la première nouvelle de Contagion), le narrateur parvient à maîtriser le langage après avoir massacré plusieurs Mormons. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une allégorie morbide de votre propre histoire, dans la mesure où il vous a fallu renier votre foi pour vous épanouir comme écrivain ?
Je crois qu’il ne parvient jamais vraiment à maîtriser le langage, même s’il tâche de s’en convaincre. Oui, il est possible que cette nouvelle soit en partie une allégorie de ma propre histoire, que l’on retrouve en particulier dans la lutte entre le langage et la religion, mais cette trame se complique : tout d’abord, il s’agit de Mormons polygames, des gens qui ne font pas partie de l’Église Mormone officielle, celle-ci les considérant comme des apostats. Ensuite, le parcours du personnage principal vers le langage apparait si pénible et complexe qu’il n’est pas certain qu’il réussisse. Selon moi, l’intrigue de cette histoire contient beaucoup d’ironie et de doute, ainsi qu’un optimisme singulier ; aussi, peut-être s’agit-il d’une histoire  qui traite aussi de mes peurs.

Si la foi mormone est la cible d’Inversion et de certaines de vos nouvelles, c’est la religion en général qui est au centre de presque tous vos textes et cela finit toujours dans un bain de sang. Dans quelle mesure estimez-vous que la religion mène à la folie destructrice ?
Évidemment, l’histoire des religions s’accompagne d’une longue série de destructions ; la plupart des guerres ont été menées au nom de la religion, sans parler de leurs  innombrables victimes. En effet, je reste sceptique face à la religion en général, mais je crois que je le suis tout autant face à la notion de “communauté”. Cette idée est à la fois merveilleuse et une sorte de piège, ce qui est tout particulièrement observable dans les communautés religieuses, qui peuvent se montrer très exigeantes vis-à-vis des fidèles et tellement destructives d’un point de vue individuel.
En même temps, je ne m’intéresse pas vraiment aux religions ou aux communautés ouvertes d’esprit ou universelles : elles finissent par s’amollir et par devenir vulnérables. J’admire l’Église Mormone des premiers temps pour son excentricité, pour les éléments magiques et maçonniques qu’elle promouvait, et parce que les fidèles croyaient que nous pouvions tous tendre à devenir des Dieux, etc. Puis le Mormonisme a évolué, il s’est normalisé, il a pris moins de risques, et sa violence potentielle ne pouvait plus éclater, ce qui est moins intéressant. Je crois que dans tout groupe extrémiste, religieux ou non, les éléments bruts qui font de nous, humains, des êtres à la fois humains et inhumains, sont plus facilement décelables, plus apparents. Voilà pourquoi je porte principalement mon attention sur des groupes extrémistes et sur la notion de traumatisme – cela permet de se débarrasser de règles de politesse qui ne sont qu’un vernis, afin de pouvoir observer des phénomènes plus profonds et plus étranges.

Dans La confrérie des mutilés, le système hiérarchique est basé sur le principe de la mutilation. Plus les mutilations sont nombreuses et plus les adeptes s’élèvent dans cette hiérarchie.  Croyez-vous qu’il y a un lien nécessaire entre la négation du corps et la spiritualité religieuse ?
Je ne crois pas qu’il y en ait nécessairement un, même si la plupart des religions paraissent établir ce lien. Dans certaines religions, on pense qu’un excès de spiritualité vous mènera plus près de Dieu, ce qui revient, d’une certain façon, au même : en favorisant uniquement le spirituel, on va au-delà du monde concret. Je ne pense pas être un ardent défenseur de ce genre d’excès ou de la négation du corps, mais, en tant qu’auteur, ces deux processus m’intéressent, car ils sont percutants. Mais j’aimerais croire qu’il est possible d’atteindre un équilibre entre monde matériel et monde spirituel. L’idée cartésienne selon laquelle il existerait une séparation entre l’esprit et le corps me laisse perplexe, car je crois que le seul esprit que nous possédions est celui qui s’incarne dans le corps. Les Mormons ont une vision des choses peu commune à ce sujet (du moins en théorie) : l’âme n’est pas une entité éthérée, indépendante du corps, mais une combinaison corporelle et spirituelle. C’est une idée à laquelle je tiens toujours.

Lorsque je vous lis, je pense toujours à Francis Bacon. Il y a chez vous une obsession pour le corps maltraité, déformé, pour le corps souffrant. Comment expliquez-vous cette fascination ?
J’ai découvert l’œuvre de Bacon très tard, alors que j’avais une vingtaine d’années, mais je l’ai beaucoup aimée. Je me suis d’emblée identifié à lui et à la puissance de son œuvre. Ce que je préfère, c’est sa façon d’élaborer, semble-t-il, un langage pictural personnel, bien à lui, un langage que l’on comprend peu à peu, plus on observe son travail. Ses peintures sont obsessionnelles et obsédantes, elles vous attirent et on les oublie difficilement. Ce sont des impressions semblables que je m’efforce de créer en écrivant.
Pour moi, Bacon aborde le corps de manière radicale et il fait partie de ces quelques peintres qui aiment à représenter le corps souffrant afin de transmettre une sensation plutôt que de proposer un simple objet de contemplation. Avec lui, on perçoit les aspects figuratifs d’une peinture, mais on ne peut s’empêcher de percevoir les éléments abstraits de celle-ci – son travail est d’abord figuratif, mais tout est fait de telle sorte que celui qui observe une de ses toiles s’implique à la fois dans la construction et la déconstruction de l’image. Notre œil passe rapidement d’un élément à un autre, reforme et déforme l’image, savoure ses courbes. Quand j’observe une toile de Bacon, je sens toujours que c’est en tant que corps que je réagis. Cette expérience visuelle est presque expérimentale, presque phénoménologique. Je crois que mon écriture se penche sur le corps et l’idée de traumatisme pour les mêmes raisons, car je cherche à provoquer un impact qui soit presque physique pour le lecteur, malgré les moyens très différents dont on use en fiction pour y parvenir.

Par l’intermédiaire de La logique de la sensation, nous pouvons passer de Bacon à Deleuze et à ses analyses de la schizophrénie et du corps sans organe. Dans quelle mesure ces analyses ont-elles une influence sur votre œuvre ?
Deleuze compte pour moi depuis longtemps. C’est après ma licence que j’ai découvert son travail pour la première fois (la théorie française post-hégélienne au XXe siècle était l’un des quatre champs d’étude de mon doctorat) et, depuis, je n’ai jamais cessé de le lire. Je ne pense pas que mon travail cherche à illustrer celui de Deleuze, mais je suis certain que des bribes de ses idées se retrouvent à travers mes écrits. C’est dans Inversion que ceci est certainement le plus visible (j’y joue avec l’idée de ligne de fuite, celle du rhizome, avec la facialité, entre autres), mais on trouve des allusions et de légers rappels sous-jacents dans chacun de mes livres, et je pense que j’ai appris davantage sur l’écriture en lisant Deleuze, qu’en lisant n’importe quel autre philosophe.

Qu’est-ce que, précisément, Deleuze vous a appris sur l’écriture ?
Avant tout¸ Deleuze m’a enseigné à me servir de presque tous les éléments que je pouvais avoir à portée de main, et à rechercher les convergences et les divergences que les autres ne voyaient peut-être pas. Sa très sérieuse espièglerie (selon moi d’un tout autre ordre que celle de Derrida) m’a elle aussi beaucoup appris. Grâce à lui, je me suis mis à penser chaque histoire comme une sorte de rhizome, et non comme un ensemble mené par l’intrigue ou les personnages. Et beaucoup d’autres choses encore, dont une attitude particulière qui participe de mon écriture, en grande partie souterraine, et qui néanmoins transparaît subtilement, je l’espère…

À vous lire, j’ai l’impression que vous participez d’une double filiation littéraire, européenne et américaine ; vos personnages, parce qu’ils sont toujours en quête de sens, me font penser à ceux de Kafka, mais à des personnages de Kafka qui se seraient égarés dans un roman de Dashiell Hammett. Quelles sont vos influences ?
La littérature américaine m’attire autant que la littérature européenne, et je suis un lecteur vorace. Depuis le début, la fiction de Beckett compte beaucoup pour moi, ainsi que celle de Kafka, mais aussi celle de Leonardo Sciascia, de Cormac McCarthy, de Friedrich Durrenmatt ou de Flannery O’Connor. J’ai commencé à découvrir les auteurs de langue française en lisant du théâtre – Jean Genet, Beckett et Ionesco – et tous ont joué un rôle très utile, en m’aidant à me forger ma propre vision du monde. Le roman de détective et le roman noir sont des genres auxquels je suis venu assez tardivement – avant d’en lire, je lisais des auteurs comme Marie Redonnet et Alain Robbe-Grillet, qui comptèrent pour moi à une époque – mais ils sont devenus importants pour moi une fois que je m’y suis mis. Plus récemment, des auteurs tels que Roberto Bolaño (2666 est devenu l’un de mes livres préférés) et Antoine Volodine m’ont enthousiasmé. Volodine est un écrivain stupéfiant, vraiment hors normes, et je regrette qu’il ne soit pas traduit davantage en anglais.

Parlez nous de votre actualité. Êtes-vous en train d’écrire ? De nouvelles traductions de vos livres sont-elles en préparation ?
Je suis au beau milieu de plusieurs traductions. Je viens de terminer une merveilleuse nouvelle d’Éric Chevillard, Faldoni, ainsi qu’un chapitre de l’excellent Bardo or not Bardo de Volodine pour un magazine littéraire. J’ai aussi traduit Féder, une œuvre mineure de Flaubert pour laquelle je suis en quête d’un éditeur. De même, j’ai terminé Bunker Anatomie de Claro, qui sera publié prochainement. J’ai quelques autres travaux en cours ou à venir : des livres de Jean Frémon, de Fabrice Colin, de Marcel Cohen,  de Pierre Reverdy ou de Gustave LeRouge. Tout cela fait trop, et je pense que je vais faire une pause et ne plus traduire pendant quelque temps.
Quant à mon propre travail d’écriture, je jongle avec deux romans, aucun d’eux n’étant vraiment très avancé. Celui qui l’est le plus s’intitule Handbook for a Future Révolution (Manuel pour une révolution future / Guide d’une révolution future) et, dans un sens, il se déroule dans un espace qui s’apparente à celui de Inversion. Je n’ai pas encore de titre pour le second.
(traduit de l’anglais par Blandine Longre)

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