Madmen Bovary
Éric Bonnargent
Éric Bonnargent
Gustave Courbet, La source. |
Dans Mémoire d’un fou d’Emma, Alain Ferry, armé de sa terrible érudition, nous invite, avec un style enchanteur, riche et rythmé, à explorer tout au long des pages de son roman le texte de Flaubert, ses brouillons et tous les commentaires universitaires et littéraires qui lui ont été consacrés. Il ne s’agit cependant pas de longues énumérations fastidieuses : l’article défini absent du titre, est moins masculin – il ne s’agit pas d’un Mémoire d’un fou d’Emma – que féminin : c’est dans la mémoire du narrateur qu’il s’agit de voyager. Mémoire d’un fou d’Emma est l’histoire d’un désastre amoureux et de sa guérison rendue possible par la lecture de Madame Bovary. Pourquoi Ferry a-t-il choisi ce livre plutôt qu’un autre ? D’abord parce que si la littérature est affaire de style, il n’y a pas de littérature sans Flaubert, ensuite parce que comme l’écrit Ferry : « Madame Bovary, c’est la femme. »
Eva est partie avec un autre, un marin, évidemment. Les premières pages au style saccadé, celles de la solitude et du désespoir, sont les pages du souvenir, celui de la rencontre avec Eva à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, celui de la construction du couple ; le narrateur est à la recherche du bonheur perdu. Eva était très belle, professeure de Lettres supérieures, elle aimait les livres et elle a fini par s’ennuyer de la monotonie conjugale. La question se pose alors comme une évidence : Eva est-elle Emma ? Le narrateur est-il Charles ? Madame Bovary étant aussi le roman de la déliquescence du couple, c’est peut-être par sa lecture que les raisons de l’échec peuvent être comprises. Alors, le narrateur qui ne dit pas “je”, mais “nous” parce qu’il n’est plus personne, parce que son être a volé en éclats, lit et relit tout ce qui touche de près ou de loin à Emma :
« En revanche nous lisons comme nous respirons. Tout le temps ou presque. Automatiquement. Si nous avions mené une carrière dans les lettres scolaires, nous aurions tenté l’aventure d’une thèse, et pêché notre sujet dans la mer de Flaubert, qui écrivait péniblement ses livres, et sa correspondance avec une prodigieuse aisance de débondage. Mais nous ne faisons pas de thèse, en littérature nous ne sommes qu’un officier des lettres comme Charles n’est en médecine qu’un officier de santé. »
Le narrateur le comprend : il a été trop médiocre, trop effacé pour Eva comme Charles fut trop médiocre, trop effacé pour Emma. Accepter sa cuisine abominable, faire le ménage ou les courses n'a pas fait de lui un compagnon idéal, bien au contraire.
Mille petits signes auraient dû lui permettre de le deviner, des signes qu’on reproche habituellement à Charles de ne pas avoir vus. Hélas, si les signes sont évidents dans les livres, ils ne le sont pas dans la vie du narrateur qui n’a pas vu l’ennui gagner Eva comme il a gagné Emma. Parce que si vivre en vase clos avec Eva suffisait au narrateur, celle-ci avait sans doute envie d’autre chose, d’ouvertures sur le monde, mais il est trop tard pour s’en rendre compte. Le monde s’est ouvert avec un marin et c’est un gouffre sous les pieds du narrateur. Eva n’était pas si simple qu’elle pouvait le paraître. Comme Emma. Le Bovarysme n’est pas de l’imbécillité et le narrateur s'emporte contre ceux qui, tel Henry James, prennent Emma pour une sotte. Lorsqu’un lecteur parle de stupidité à propos d’Emma, il ne se rend pas compte que c’est lui qui est stupide parce qu’il ne comprend même pas ce qu’il fait : lire. Emma n’est pas une lectrice, Emma c’est la lecture :
« Emma lisait beaucoup, et souvent de bons livres. Une femme qui trompe son mari, délaisse son enfant, mais prend des livres avec une hystérie libricité, ne peut pas être complètement mauvaise. »
Il ne pardonne pas à Elisabeth Guigou d'avoir déclaré admirer Anna Karénine et mépriser cette « bécasse » de Bovary et encore moins à Glucksmann (qui n'est plus à une stupidité près) d'avoir rangé dans la même catégorie Ben Laden et Emma Bovary. Il rappelle ce que le lecteur de mauvaise foi oublie trop souvent : sa force de caractère, son esprit critique vis-à-vis de l'éducation religieuse qu'elle reçut (« elle s'insurgeait contre les mystères de la foi » écrit Flaubert), son esprit de révolte contre la discipline et sa tentative désespérée de s'affirmer dans sa si ennuyeuse province. Ce n'est pas Emma qui est bête, c'est Yonville. La bêtise, c'est l'acceptation, le renoncement. Emma c'est l'anti-Mme de Clèves. Emma ou la révolte contre la bêtise et la médiocrité : « Emma ose. Elle s'essaie, vaille que vaille, à faire de son existence une vie. Elle se risque à ouvrir pour son état de femme un chemin de liberté. Elle a ses armes et ses bagages. Elle n'a pas choisi d'avoir le corps qu'elle a, la sensibilité et l'imagination qu'elle a, l'éducation qui lui fut donnée. Avec ce qu'elle a, elle se débrouille, elle se défend, elle se débat. Elle croit au grand amour, telle qu'elle se l'est mis en tête et dans le ventre au fil de ses lectures ou de ses rêveries. Ses erreurs et ses égarements la tuent. Mais elle aura tenté de vivre, de mordre dans les viandes parfois juteuses d'un romantisme fallacieux.
« En revanche nous lisons comme nous respirons. Tout le temps ou presque. Automatiquement. Si nous avions mené une carrière dans les lettres scolaires, nous aurions tenté l’aventure d’une thèse, et pêché notre sujet dans la mer de Flaubert, qui écrivait péniblement ses livres, et sa correspondance avec une prodigieuse aisance de débondage. Mais nous ne faisons pas de thèse, en littérature nous ne sommes qu’un officier des lettres comme Charles n’est en médecine qu’un officier de santé. »
Le narrateur le comprend : il a été trop médiocre, trop effacé pour Eva comme Charles fut trop médiocre, trop effacé pour Emma. Accepter sa cuisine abominable, faire le ménage ou les courses n'a pas fait de lui un compagnon idéal, bien au contraire.
Mille petits signes auraient dû lui permettre de le deviner, des signes qu’on reproche habituellement à Charles de ne pas avoir vus. Hélas, si les signes sont évidents dans les livres, ils ne le sont pas dans la vie du narrateur qui n’a pas vu l’ennui gagner Eva comme il a gagné Emma. Parce que si vivre en vase clos avec Eva suffisait au narrateur, celle-ci avait sans doute envie d’autre chose, d’ouvertures sur le monde, mais il est trop tard pour s’en rendre compte. Le monde s’est ouvert avec un marin et c’est un gouffre sous les pieds du narrateur. Eva n’était pas si simple qu’elle pouvait le paraître. Comme Emma. Le Bovarysme n’est pas de l’imbécillité et le narrateur s'emporte contre ceux qui, tel Henry James, prennent Emma pour une sotte. Lorsqu’un lecteur parle de stupidité à propos d’Emma, il ne se rend pas compte que c’est lui qui est stupide parce qu’il ne comprend même pas ce qu’il fait : lire. Emma n’est pas une lectrice, Emma c’est la lecture :
« Emma lisait beaucoup, et souvent de bons livres. Une femme qui trompe son mari, délaisse son enfant, mais prend des livres avec une hystérie libricité, ne peut pas être complètement mauvaise. »
Il ne pardonne pas à Elisabeth Guigou d'avoir déclaré admirer Anna Karénine et mépriser cette « bécasse » de Bovary et encore moins à Glucksmann (qui n'est plus à une stupidité près) d'avoir rangé dans la même catégorie Ben Laden et Emma Bovary. Il rappelle ce que le lecteur de mauvaise foi oublie trop souvent : sa force de caractère, son esprit critique vis-à-vis de l'éducation religieuse qu'elle reçut (« elle s'insurgeait contre les mystères de la foi » écrit Flaubert), son esprit de révolte contre la discipline et sa tentative désespérée de s'affirmer dans sa si ennuyeuse province. Ce n'est pas Emma qui est bête, c'est Yonville. La bêtise, c'est l'acceptation, le renoncement. Emma c'est l'anti-Mme de Clèves. Emma ou la révolte contre la bêtise et la médiocrité : « Emma ose. Elle s'essaie, vaille que vaille, à faire de son existence une vie. Elle se risque à ouvrir pour son état de femme un chemin de liberté. Elle a ses armes et ses bagages. Elle n'a pas choisi d'avoir le corps qu'elle a, la sensibilité et l'imagination qu'elle a, l'éducation qui lui fut donnée. Avec ce qu'elle a, elle se débrouille, elle se défend, elle se débat. Elle croit au grand amour, telle qu'elle se l'est mis en tête et dans le ventre au fil de ses lectures ou de ses rêveries. Ses erreurs et ses égarements la tuent. Mais elle aura tenté de vivre, de mordre dans les viandes parfois juteuses d'un romantisme fallacieux.
Emma a aimé. Cela du moins est à elle. Flaubert ne méprise pas son désir d'aimer et d'être aimée. Tout homme a besoin de trouver un jour son lyrisme. Emma se bat contre le prosaïsme de sa condition. Ses aventures avec Rodolphe et Léon sont des émeutes, des coups fourrés, des coups de chant poussés pour que son corps exulte et que son âme se dilate. »
Comment ne pas aimer ces femmes aussi écorchées vives que belles. Eva, c’est un mélange de Grace Kelly dans Fenêtre sur cour et d’Eva Marie Saint dans La mort aux trousses avec la voix d’Hanna Schygulla. La beauté d’Emma, époque oblige, on la trouve plutôt dans l’art, chez Courbet. Côté face, c’est L’origine du monde, côté pile, c’est La Source. Ferry consacre de longues pages à la beauté d'Emma et en particulier à ses seins :
« Donc, les tétins d'Emma. Ils sont rOOnds, écririons-nous en bonne et française picto-orthographie. Ils importent à sa fable. Emma à peine bombée de deux seins secs comme pois cassés, la face de son mythe en serait changée. »
Tout cela n'est pas gratuite supputation, c'est le texte de Flaubert qui permet de l'avancer. Puisque, dans son lit de mort, « le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux », il est nécessaire que la poitrine soit plantureuse. Dans son délire contemplatif, le narrateur imagine Emma dans les moindres détails ; elle pèse cinquante-huit kilos, ni plus ni moins. Il lui refuse le léger duvet qu'aperçoit Rodolphe au-dessus de ses lèvres, mais il imagine son pubis et ses aisselles velus. Ferry consacre de magnifiques pages à cela et va jusqu'à imaginer son odeur et tombe en extase sur les auréoles odoriférantes de ses dessous de bras. Et c'est la sexualité d'Emma qui est soudainement imaginée, une Emma bonne fellatrice (justifié par de belles analyses du chapitre du fiacre), amatrice de levrette et de cravate de notaire, Léon oblige ! Emma s’épanouit sexuellement avec ses amants et s’ennuie avec Charles. L’insatisfaction d’Emma est un nouvel indice : Eva devait, elle aussi, être insatisfaite. Le narrateur l’imagine alors avec son marin se livrant à toutes les prouesses et à de nouvelles perversions comme l’ondinisme.
La peine est à son paroxysme ; la guérison est donc pour bientôt : elle intervient avec la mort nécessaire d’Emma. Emma meurt parce qu’il était impossible qu’elle vieillisse. Emma ridée ? Emma ménopausée ? Ce n’est pas sérieux : un mythe ne vieillit pas : « Emmarilyn Emma ». De même était-il sans doute nécessaire qu’Eva parte.
Le voyage se termine et il est temps de dire adieu à tous les écrivains convoqués : Patricia Highsmith, Stendhal, Léautaud, de Gourmont, Montaigne, Fumaroli, Gide, Morand, Grossman, Joyce, Montesquieu, Meckert, Wincler, Woolf, Blanchot, Cervantes, Jauffret, Heidegger, Parménide, Rolin, Dostoïevski, Chateaubriand, Lévi-Strauss, de Queiroz, Baudelaire, Thibaudet, Gracq, Vargas Llosa, Starobinski, Tolstoï, Findley, Shakespeare, Ovide, Sade, Nabokov, D. Foster Wallace, Balzac, Sand, Loti, Michon, Burton, Bloom, Ceronetti, Grenier, Poe, Pontalis, Musil, Adam, Viviant, Proust, Kafka, Zola, Oster, Hustvedt, etc. Toutes ces références, sans parler celles issues du cinéma ou de la peinture, sont amenées tout naturellement, à la manière d’un Vila-Matas ou d’un Julian Ríos. Aimer Emma, c’est aimer la littérature :
« Emma et la littérature, c'est tout un. Parce que Emma, notre Emma, est tout uniment l'amour de la littérature à sa proie attachée. Emma c'est la LITTERATURE. »
Emma est morte et Eva est partie ; il faut l’accepter : les coups de foudre, selon les mots rapportés du Journal de Morand, peuvent se faire en sens contraire ; restent les livres :
« Plus que boire et manger, nous aimons lire. Des livres nous avons une sorte de potomanie. »
C’est d’ailleurs dans une librairie, à la table des nouveautés que la vie renaît.
Alain Ferry, Mémoire d’un fou d’Emma. Fiction & Cie. 21 €
Du verbe aimer au passé simple du coeur : Il aima.
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