mercredi 10 avril 2013

Entretien avec Alain Ferry

Giraud, Portrait de Gustave Flaubert
Eric Bonnargent : Votre Mémoire d’un fou d’Emma est avant tout un hommage à la lecture, aux livres et en particulier à Madame Bovary. Pourquoi, justement, avoir choisi le roman de Flaubert ?
Alain Ferry : Pour moi lecteur, pour moi qui écris, Flaubert c’est le maître, le patron. Et pour faire un roman sur le thème de l’adultère, après Tristan et Yseult, la référence germinative qui en moi s’est imposée d’elle-même a été Madame Bovary.

Vous procédez par accrétion, les références se multipliant à la manière d’un Vila-Matas dans Bartleby et Cie. Comment avez-vous procédé ? Ne sont-ce que des souvenirs de lecture ou vous êtes-vous spécialement documenté pour écrire ce livre ?
Souvenirs de lectures. Lectures faites spécialement pendant la fabrication du livre. Bonheur de lire alors, par exemple, Laura de Miquel Llor, ou Les Maïa de Eça de Queiroz.
Bartleby et Cie ? J’ai acquis et lu ce livre dès que j’en ai su la publication.

Vous semblez exploiter toutes les références possibles à l’œuvre de Flaubert, pourtant vous passez sous silence le Madman Bovary de Claro. Est-ce parce que vous ne connaissiez pas ce livre au moment de la rédaction ? (Si vous l’avez lu, qu’en pensez-vous ? Les différences sont évidentes, mais voyez-vous malgré tout des points d’achoppement avec votre texte ?)
Je ne connaissais pas le livre de Claro pendant tout le temps où le mien s’écrivait. Mais en 2008 j’ai acquis MADMAN BOVARY dès sa parution, intrigué par le titre. J’ai été rassuré : malgré une analogie de la donnée initiale ou initiatrice, ni nos écritures ni notre manière de mobiliser le roman de Flaubert ne me semblent équipollentes (mot emprunté à Chateaubriand, l’un de mes phares). Comme j’admire Claro, j’ai voulu, lui adresser un salut, puisqu’il était encore temps de pouvoir le faire quand, grâce à Bernard Comment et Flore Roumens, mon texte allait se préparer à sortir ; et j’ai donc fait une petite modification dans un paragraphe du chapitre 40, le chapitre de mes Comices. Au lieu de « Gardon, … présenté par Mme etc, et appartenant à M. etc », qui était la première mouture, j’ai mis, qui est désormais à la p. 160 : « Gardon etc, présenté par Mrs Edward Vibe, née Beef, et appartenant à M. Thomas Contrejour, de Roman-sur-Fleuvamour », ce qui est un hommage un peu crypté à Thomas Pynchon et à Claro traducteur de Contre-jour.

Pour en revenir à Emma, comment expliquez-vous ce qu’est devenu le bovarysme ? Comment se fait-il qu’Emma passe presque systématiquement pour une sotte ?
Se reporter à votre propre diagnostic : « Lorsqu’un lecteur parle de stupidité à propos d’Emma, il ne se rend pas compte que c’est lui qui est stupide parce qu’il ne comprend même pas ce qu’il fait : lire ». Ce mauvais lecteur aurait pu réentendre le mot prêté à Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». Flaubert a l’intelligence du jugement. Et il a l’intelligence du cœur. Emma tient de lui en diverses circonstances. Qui n’est jamais bête ? Monsieur Teste ? Mais dire « La bêtise n’est pas mon fort » est comme une petite bêtise.

Comment définiriez-vous à votre tour le bovarysme ?
Avoir de l’intérêt pour l’utopie. Savoir que si l’action n’est pas la sœur du rêve, elle peut et doit en être la fille.

Vous avez une écriture très sensuelle ; vous nous faites voir les seins d’Emma, le cul d’Emma, vous nous faites goûter et caresser sa peau, vous parvenez même à nous faire sentir son odeur. Lorsque vous lisez un livre, ces images surgissent-elles automatiquement ?
Quand je lis, l’œil écoute, mais il sent, il touche, il goûte, en synesthésies constantes. Je lis lentement, ayant toujours le crayon à la main, et marquant le livre par toute une série de repères. Pour m’y retrouver si j’ai besoin de revoir ce livre. Si je lis une page érotique troussée bien haut, ses bonnes formules érigent mon âme, mon être, ithyphalliquement. Lire, écrire : opérations qui ne peuvent réussir que sans anesthésie.

Votre narrateur trouve le salut par la lecture. Croyez-vous à la fonction cathartique du livre ?
Oui, dans une certaine mesure. Mais je ne crois pas être assez fort pour dire comme Montesquieu dans son célèbre autoportrait : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. » Et de toute façon le livre n’est pas une panacée. Cf le dessin de David Levine illustrant une phrase célèbre de Sartre :



Les livres vous ont-ils déjà sauvé de quelque chose ?
Si j’étais enclin à l’ennui, les livres me sauveraient de l’ennui. Mais je ne m’ennuie jamais. Peut-être parce que je lis beaucoup.

Votre narrateur, parce qu’il veut devenir écrivain, refuse comme Flaubert d’avoir des enfants. Il y a effectivement tout une mythologie autour de l’écrivain, célibataire, alcoolique, travaillant d’arrache-pied dans la solitude. Vous êtes marié et avez des enfants, que pensez-vous de ce mythe ?
Je connais bien ce thème. Et le mot de Nietzsche : aut libri, aut liberi. Et la page de Cyril Connolly dans Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain (Fayard, pp. 160-161) :
« D’une manière générale, on peut supposer qu’un écrivain qui n’est pas disposé à vivre seul dans sa jeunesse devra, s’il veut réussir, affronter la solitude à l’âge de la maturité. C’est la chambre d’hôtel qui l’attend. Si, comme l’a affirmé Samuel Johnson, un homme qui n’est pas marié n’est que la moitié d’un homme, de même un homme qui est très marié n’est que la moitié d’un écrivain. Le mariage ne peut réussir à un artiste que là où il y a assez d’argent pour lui éviter de devoir accepter des travaux alimentaires, et une femme qui est suffisamment intelligente et généreuse pour comprendre et respecter le fonctionnement du cycle inamical de l’imagination créatrice. Elle saura à quel moment le bonheur domestique commence à produire un effet de saturation, à quel moment l’amour, le ménage, le loyer, les impôts, l’habillement, les soirées en ville et les visites d’importuns doivent cesser, et elle reconnaîtra qu’il n’y a pas de plus sombre ennemi de l’art véritable que le landau dans le vestibule ».
(J’aime bien Cyril Connolly. C’est en lisant Bernard Frank que j’ai connu ses livres.) Reste que chacun a son idiosyncrasie. Mon mode de vie et la part de talent qui est la mienne ont été conviviaux. Si j’avais eu du génie, mon pouvoir créateur aurait probablement exigé que toute mon existence lui fût dévolue, et sacrifiée. Et j’aurais dû payer le prix lugubre de cette concentration, de cette solitude-là. Pensons à Flaubert. Je crois qu’il a mis un peu de lui-même dans ces lignes de La légende de Saint-Julien l’Hospitalier. C’est le temps où Julien se déplace de ville en ville, dans la déréliction et dans l’errance : « Les jours de fête … il regardait …, par le vitrage des rez-de-chaussée, les longues tables de famille où des aïeux tenaient des petits enfants sur leurs genoux ; des sanglots l’étouffaient, et il s’en retournait vers la campagne. »

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