Romain Verger
Source inconnue |
Albert Dunkel partage plus d’un point commun avec Nonnes, le récit par lequel j’avais découvert Michael Siefener, romancier et traducteur allemand né à Cologne en 1961. Comme Benno Durst, le héros de son précédent roman, Albert Dunkel est un homme solitaire et psychiquement instable qui ne supporte son quotidien que par l’entremise de la fiction. Tous deux écrivent et, grâce aux efforts de l’un de leurs proches, leur manuscrit sera porté à la connaissance des éditeurs et publié. Dans les deux cas, Siefener accomplit un travail savant d’enchâssements grâce auquel la vie de l’écrivain et celle des héros de ses fictions en viennent à se superposer, créant des zones de confusion et de perturbation intéressantes. Mais à la différence de Nonnes qui relevait du fantastique pur, ce roman s'inspire davantage du thriller et du polar pour s'ériger en biographie fictive, celle d’Albert Dunkel, réputé comme l’un des auteurs «les plus intéressants et tragiques» de l’Allemagne du XXe siècle, parce qu’au delà de la qualité intrinsèque de son œuvre (qui connaîtra un revers fulgurant), la notoriété de Dunkel tient à sa réputation de tueur en série. Michael Siefener jongle habilement avec les codes du genre biographique. Le narrateur qui s’est vu remettre les manuscrits et papiers personnels de Dunkel à l’occasion d’une succession, reconstitue la vie de l’écrivain. Par ses notes de bas de page, le roman s’inspire des éditions savantes et assimile un matériau riche et hétéroclite : aux manuscrits des trois romans de Dunkel (L’Ange de l’enfer, Les Mille yeux du cauchemar et Au fond du trou), s’ajoutent des extraits de son autobiographie, des témoignages de ses camarades d’école et professeurs, des extrait de sa correspondance avec les éditeurs, articles de presse et retranscriptions d’interviews, poèmes inédits, etc. Comme s’il avait à faire à un écrivain authentique, le narrateur confronte ses sources, justifie ses choix, n’hésitant pas à douter çà et là de la crédibilité de telle ou telle allégation. De même que l’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos dans lequel le biographe rend compte de sa démarche et des difficultés rencontrées, il se clôt par un appel à poursuivre l’étude du cas Dunkel et à diffuser plus largement son œuvre. L'imitation est parfaite.
Mais qui est Albert Dunkel ? En masquant son patronyme Hell (clair en allemand) du pseudonyme de Dunkel (obscur), l’écrivain inscrit d’emblée la dichotomie au cœur de sa personnalité et de son œuvre. Né en 1958, Albert est le fils d’un couple en décomposition. Élevé dans la peur, c’est un enfant souffreteux qui tarde à marcher et à parler. Souffre-douleur de ses camarades de classe, il se venge en pratiquant des expériences de vivisection sur des animaux. Dans ce tableau de l'enfance, Siefener reprend à son compte et en les agrégeant tous les éléments constitutifs d'un profile de psychopathe, exemplairement illustrés dans le genre du slasher. Bientôt, l’écriture s’impose au jeune homme, elle devient compulsive et se voit frappée d’interdit par sa mère, une figure possessive et malsaine qui n’est pas sans rappeler celle de Norman Bates, le héros du roman Psychose de Robert Bloch :
Mais qui est Albert Dunkel ? En masquant son patronyme Hell (clair en allemand) du pseudonyme de Dunkel (obscur), l’écrivain inscrit d’emblée la dichotomie au cœur de sa personnalité et de son œuvre. Né en 1958, Albert est le fils d’un couple en décomposition. Élevé dans la peur, c’est un enfant souffreteux qui tarde à marcher et à parler. Souffre-douleur de ses camarades de classe, il se venge en pratiquant des expériences de vivisection sur des animaux. Dans ce tableau de l'enfance, Siefener reprend à son compte et en les agrégeant tous les éléments constitutifs d'un profile de psychopathe, exemplairement illustrés dans le genre du slasher. Bientôt, l’écriture s’impose au jeune homme, elle devient compulsive et se voit frappée d’interdit par sa mère, une figure possessive et malsaine qui n’est pas sans rappeler celle de Norman Bates, le héros du roman Psychose de Robert Bloch :
"[Ma mère] me confisqua tous les cahiers neufs que je possédais, mais ce n’était pas un problème pour moi de me procurer du papier. Maintenant que je ne pouvais plus exprimer mes rêves et mes espoirs, mon désir de les mettre par écrit n’en devenait que plus intense. Je continuai donc d’écrire dans mes cahiers d’exercices, dans la marge des devoirs déjà corrigés, j’écrivais sur les pages de garde vierges des manuels scolaires, que l’on pouvait encore conserver à l’époque, j’écrivais sur des buvards, j’écrivais sur n’importe quoi, pourvu que j’y trouve un peu de place. Je faisais croire à ma mère que je m’étais débarrassé de ce vice infâme. Jamais je n’aurais pu lui faire comprendre que c’était pour moi la seule thérapie possible, Dieu m’ayant abandonné. Aujourd’hui, je crois que ces histoires constituaient l’indispensable première étape qui devait me permettre d’accéder à ce style raffiné qui est le mien, et à mon succès littéraire. Pour cette raison, je ne suis plus aussi sûr que Dieu ne m’ait pas exaucé, ce soir-là, dans le parc Blücher. Mais, à supposer que ma prière lui soit bien parvenue et qu’il m’ait effectivement apporté son aide, à quoi me suis-je engagé envers lui ? Quand viendra-t-il réclamer mon âme ?"
Comparé par le narrateur à Trakl, Celan ou Benn, Albert Dunkel «glisse d’une religion de lumière vers une religion de ténèbres». Curieux de sorcellerie et de magie noire, amateur de littérature fantastique, il suit des études de psychologie à l’université où il rencontre Dagmar Brauner qui deviendra sa femme, et entame la rédaction d’un roman consacré à Peter Kürten, le tueur en série de Düsseldorf dont Fritz Lang s’est inspiré pour M le maudit. L’Ange de l’enfer marquera brillamment son entrée dans la carrière littéraire. Mais si son premier roman est un succès incontestable, son deuxième intitulé Les Mille yeux du cauchemar, qui s’inspire lui aussi de la figure d’un tueur en série bien réel (Fritz Haarmann, plus connu sous son surnom de « Boucher de Hanovre »), marque le début d’une déchéance qui a tout d’une descente aux enfers.
À partir de là, nous naviguons dans une zone incertaine où les balises permettant de distinguer son existence de cette de ses personnages tendent à s’estomper. Non seulement les événements qui émaillent sa vie se prolongent ou se résolvent dans ses romans, mais ses fictions s’épanchent de plus en plus dangereusement dans son quotidien. Ainsi de Dagmar (sa femme) qui, après l’avoir quitté, reviendra le hanter dans le cadre fictionnel de son deuxième roman, en devenant la compagne du tueur Jakob Seher. Jusqu’à ce que l’existence de Dunkel se confonde, sans retour ni distinction possible, avec sa création. Comme si, face à l’échec littéraire qui se profile inéluctablement dans une sorte de névrose de destinée, Dunkel n’avait d’autre échappatoire que d’accomplir l’irréparable et d’incarner ses démons.
Michael Siefener, Albert Dunkel, Serge Safran, 2013. Trad. : Elisabeth Willenz. 19 €
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